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Posted on 30 décembre 2006 in Gastro

Bernard Ravet, cuisinier de l’année 1993, selon GaultMillau

Bernard Ravet, cuisinier de l’année 1993, selon GaultMillau

Paru dans L’Illustré du 24 octobre 1992
Bernard Ravet,
faut-il
sauver
la cuisine suisse?

Désigné «cuisinier de l’année» 1993, Bernard Ravet, avec six autres grands chefs, sera au piano de Gastrononiia, à Lausanne, du 24 au 28 octobre 1992. Les recettes du chef bourguignon de Vufflens-le-Château pour faire évoluer la gastronomie de son pays d’adoption.

Par Pierre Thomas
C’est la bonne semaine pour Bernard Ravet! Le 13 octobre 1992, il fête ses trois ans à l’Ermitage, à Vufflens-le-Château, au-dessus de Morges. Une splendide maison vaudoise sauvée de la démolition par l’installation du chef. Le 24 s’ouvre Gastronomia, où il œuvre, chaque midi, aux côtés de six autres grands chefs romands. Et le 26, il reçoit, à Zurich, sa quatrième toque (19 point sur 20), attribuée par le Guide GaultMillau (Suisse).
Durant près de quinze ans, Bernard Ravet avait fait de l’Hôtel-de-Ville d’Echallens une des très bonnes tables du canton de Vaud. A Vufflens, dans ses meubles (de style), il a littéralement éclaté. Et la cuisine, c’est sa vie..
Bernard Ravet, la cuisine suisse existe-t-elle?
Bernard Ravet —
Si vous voulez parler de cuisine régionale, oui, elle existe. On doit constater une évolution: elle n’est plus présente ni dans les familles, ni à la ferme. On la retrouve dans quelques auberges. Mais rarement exécutée à la perfection.
Que faut-il faire pour la réactualiser?

J’aime bien m’inspirer de la gastronomie du pays, des recettes régionales, quand on peut les modifier, les alléger, les simplifier. Je sers actuellement «quelques vaudoiseries de cochon en salade»: en partant du porc, j’ai retravaillé ces préparations ancestrales, de façon légère et agréable. Autre exemple: sur la base du papet vaudois, on peut servir, au lieu d’une saucisse, un coeur de pigeon et des cuisses en atriaux.
Ce respect du terroir vaudois, le devez-vous au fait que vous êtes né à Chalon sur-Saône?

C’est vrai, il y a des similitudes entre la Bourgogne et ici. Il s’en est fallu d’une bataille (réd. la defaite de Charles le Téméraire à Morat en 1476!) pour que le Pays de Vaud soit bourguignon. C’est un peu le même pays: il y a des similitudes de terroirs, de vignobles, d’accueil des gens qui ouvrent volontiers leur maison et leur cave.
Le vin, c’est une de vos passions: la cave de L’Ermitage renferme 650 vins et 25 000 bouteilles. Et vous signez une série, «Le vin vivant», à la coopérative Uvavins…
Je cherche des gens qui sortent du lot, comme l’œnologue Philippe Corthay, d’Uvavins, Michel Perey, de Vufflens, Raoul Cruchon, d’Echichens et quelques autres. Michel Perey me livre un pinot noir de production limitée; Cruchon me prépare un vin de paille à base de chardonnay. J’ai choisi Uvavins pour deux raisons: je trouve infondé l’a priori négatif contre les coopératives. On y produit de tout, y compris du meilleur. La preuve: parmi les cinq vins qui portent ma signature, ii y a un chasselas sans un gramme de soufre, non filtré, et un gamay, sans soufre également. Ce que je signe doit correspondre à ce que j’attends en qualité: je fixe la barre assez haut! Il n’y a pas de complaisance de ma part.
Revenons à la cuisine… Peut-on encore inventer, aujourd’hui?
Soyons très prudents! On a souvent l’impression de créer. Et puis, un jour, on retrouve dans un vieux livre une idée qu’on avait crue originale. En cuisine, il fàut être modeste avec la créativité pure. Pour moi, un plat nouveau doit venir du fond des tripes et non pas être une copie.
Où le cuisinier pose-t-il les limites à l’invention?

La première limite, c’est d’avoir du plaisir à faire un plat et une envie folle de le manger. Inutile de créer pour créer! Mais on doit retrouver la personnalité du cuisinier à travers ses recettes.
Comment, concrètement, naissent ces nouveaux plats?
Au départ, il y a toujours une idée d’association. A force de goûter, on mémorise les goûts. De tête, on associe les ingrédients et on imagine le tout sous le palais. Quand on passe à la réalisation, on essaie de retrouver les sensations qu’on a eues intellectuellement. Si on s’est trompé, on arrête tout…
Ça arrive souvent?
Honnêtement, non. Quand c’est dans l’esprit et dans la bouche, le plat se concrétise. Il ne faut pas croire que ça arrive tous les jours. Des fois, il y a des séries. Puis, plus rien. La cuisine, c’est une question d’humeur!
Ensuite, il faut répéter les plats, inlassablement…
On peut se lasser d’un plat qu’on voir trop souvent. Voilà pourquoi on suit les saisons. Le temps rythme la carte des mets.
Il y a des plats auxquels vous ne pouvez pas renoncer?

S’il ne tenait qu’à moi… On se heurte au sentiment d’insécurité des clients: beaucoup aiment retrouver certains plats. L’essentiel, pour un cuisinier, c’est de ne pas se laîsser envahir. Si je supprimais de la carte «la dînette des quatre foies gras», ce serait un tollé! Idem pour le jarret de veau entier à la broche. Des clients fidèles ne me le pardonneraient pas.
Y a-t-il, à l’inverse, des mets que vous refusez de servir?

Je n’aime pas l’odeur du marcassin et du sanglier quand ils cuisent. Et je ne sers pas de cheval.
Pourquoi?

Je le considère comme un animal intelligent. Si je mangeais du cheval, j’aurais l’impression de manger de l’homme.
Si l’on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu, parlons de guide dans la maison d’un promu! Ils servent à quelque chose, les guides gastronomiques?
Il faut dire les choses par leur nom: ce sont eux qui nous font connaître. Notre prospérité commerciale passe par eux. Nous avons besoin des guides. Je n’ai évidemment pas à m’en plaindre aujourd’hui. Les accrocs font partie du jeu. Les coups de bec sont à apprécier comme pour la critique de théâtre ou de cinéma.
Girardet à Crissier, Rabaey à Brent sur Montreux, Pierroz à Verbier, Crisci à Cossonay, sans compter Genève, ça fait un monde de bons cuisiniers à table! Trop, pour ta Suisse romande et compte tenu de la conjondure?

Nous sommes beaucoup dans un périmètre exigu, c’est vrai. Si tout allait bien en période de haute conjoncture, maintenant les choses se compliquent. J’y vois une raison de plus pour progresser: chacun doit se démarquer, faire preuve d’originalité, pour que le client puisse choisir. Il faudra s’adapter.
Avez-vous pris des mesures?

Je n’ai jamais spéculé sur un chiffre d’affaires en constante hausse. Ma femme et moi vouIons nous sentir bien où nous sommes. La seule mesure que nous avons prise, c’est de veiller à l’efficacité du personnel. Nous sommes dix-neuf pour servir cinquante-cinq couverts.
La volonté d’être le meilleur, est-ce un souci permanent?

Je n’ai jamais axé ma vie sur une promotion, de façon à ne pas être déçu si ça n’arrivait pas Bien sûr, je suis heureux de ce titre de «cuisinier de l’année». Si la cuisine est d’humeur, la promotion l’est aussi. Elle est bâtie sur une impression, non pas sur un examen qu’on passe.
Un restaurant comme le vôtre, de plus en plus, on ne pourra se l’offrir qu’exceptionnellement, comme un concert pop ou une soirée d’opéra. Ça vous gêne?

Les restaurants tels que le nôtre doivent rester des endroits où l’on vient pour la fête, pas pour tous ies jours. Nous devons veiller à ce qu’ils soient accessibles; mais les ingrédients, le travail, la maison, le service, tout doit se payer. Je ne peux pas, sous prétexte de rentabilité, décider de doubler la capacité de l’Ermitage! Inutile de rêver et d’espérer que notre cuisine va devenir bon marché: c’est illusoire.
Le fossé se creuse entre les restaurants haut de gamme et les adresses de tous les jours. Normal?

C’est vrai, le fossé se creuse toujours plus. J’ai mon explication. La culture culinaire du public s’est améliorée. Plutôt que de manger mal des recettes faciles à exécuter, les gens préfèrent les faire eux-mêmes. Voilà pourquoi toute une série de restaurants de moyenne gamme ont disparu. Je déplore qu’il y ait de moins en moins de restaurants de cuisine bourgeoise. Nous, nous gardons une chance parce que ce que nous proposons — la complexité des plats, leur succession dans un menu — n’est pas possible chez soi. Ce côté exceptionnel nous est favorable.
Le risque n’est-il pas que les jeunes peu argentés perdent le contact avec la cuisine?
Je n’ai rien contre les seif-services: ils répondent aux contingences de la vie moderne. Je redoute, en revanche, qu’on n’apprenne pas aux jeunes à percevoir ia différence des goûts. Il manque la possibilité d’expliquer qu’il y a autre chose que des aliments prépréparés, où le glutamate et le sucre dominent.
Un remède?
La solution la plus simple, c’est que les parents apprennent à leurs enfants les choses naturelles. Plutôt que de manger du poulet chaque semaine, mieux vaut s’en offrir un, fermier, deux fois par mois!
La difficulté à trouver des apprentis cuisiniers est-elle liée à cette désaffection du goût?
Non, je ne crois pas. Ça n’est même pas, non plus, une question de formation. Quand j’ai commencé, dans les années 60, les cours avaient lieu par correspondance… Non, ce qui fait défaut, aujourd’hui, c’est la motivation. Le métier de cuisinier est sacerdotal. Les jeunes ont de la peine à se dire: un métier d’abord, les copains ensuite. Ils veulent les deux en même temps. Avec la cuisine, ça n’est pas possible. Le choix des métiers risque de se restreindre. Les jeunes réapprendront le goût de la lutte. Enfin, je l’espère…
Dès votre premier poste en Suisse, au Buffet de la Gare de Valtorbe, vous avez pris pour femme la fille du patron. Comment les voyez-vous, les femmes, dans la restauration?

On s’est mariés quand j’avais 20 ans, il y a tout juste vingt-cinq ans!J’ai donc passé toute ma vie ptofessionnelle et privée avec Ruth. Pour un cuisinier, il est indispensable que sa femme soit son prolongement. A deux, on peut tout voir dans une maison! Le meilleur des maîtres d’hôtel ne remplacera jamais l’épouse d’un cuisinier. La cuisine est un
acte d’amour; qui est mieux placé pour y aider que le conjoint?
Et les femmes en cuisine?

Je n’y suis pas favorable. Le métier est dur physiquement. Je m’entends mieux avec des gars, les relations sont pius simples. Une brigade, c’est comme une micro-famille: difficile d’incorporer un élément féminin, forcément perturbateur…
Vous vous imaginez un jour, seul en cuisine, dans un petit resto?

Mais oui, ça m’arrive! Pourquoi ne serais-je pas tout seul? Mais c’est une vue de l’esprit, pas une donnée pratique. Economiquement, ça n’est pas viable. Dans quinze ans, si je n’ai plus besoin de gagner de l’argent pour faire vivre ma famille, dans une semi-retraite, comme passe-temps, pour le plaisir de quelques amis, pourquoi pas?

Propos recueillis par Pierre Thomas

Biographie express de Bernard Ravet
Né le 11 mars 1947, marié, trois enfants, deux filles de 15 et 13 ans, un garçon de 9 ans (chiffres de 1992 — en 2006, les trois enfants sont dans la restauration: deux filles, l’une sommelier, l’autre hôtelière, le fils, cuisinier de haut niveau, et même, en 2009, tous, père, mère et enfants, travaillent ensemble à l’Ermitage!); rêvait d’être cuisinier sur les paquebots; aime les canards, devenus les emblèmes de l’Ermitage; se détend en pratiquant le jardinage et la promenade en forêt; son plat préféré? le poulet fermier rôti à la broche, avec un grand bourgogne blanc; a réalisé son rêve: vivre dans une grande maison avec du terrain autour. Et ce qu’il redoute le plus, c’est de «perdre le goût»…




Tiré des archives de L’Illustré, Lausanne, bio réactualisée.