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Posted on 20 mai 2017 in Vins français

Ces «Suisses» et leurs vignobles bordelais

Ces «Suisses» et leurs vignobles bordelais

Qui se cache derrière les façades des châteaux viticoles bordelais? Plusieurs riches propriétaires sont domiciliés sur l’arc lémanique. La plupart sont Français, au bénéfice d’un forfait fiscal. Et quelques rares Helvètes s’y sont risqué, eux aussi.

Par Pierre Thomas, texte et photos.

Bordeaux constitue toujours le centre du monde du vin. Les Chinois ne s’y trompent pas. Depuis dix ans, ils achètent des châteaux : le cap des cent a été franchi fin 2014. Une paille, si l’on sait que le Bordelais en recense onze mille! Mais un signe tout de même. Et le dernier domaine passé en mains chinoises, début décembre (2015) dernier, le Château Mirefleurs, 40 hectares en Bordeaux Supérieur, a été vendu par Castel à son partenaire chinois, le géant Changyu.

Selon le magazine Bilan et son classement annuel des «300 plus riches de Suisse» (2016), Romy, fille du patron de ce groupe international de boissons (vins, bières, sodas), Pierre Castel, vient d’acquérir une maison à Genève. Parmi ses nombreuses propriétés, le groupe, rejoignant son partenaire japonais Suntory, a pris le relais d’une assurance, en 2011, au Château Beychevelle, 4ème cru de Saint-Julien, selon le classement de 1855.

Le luxe a fait main basse sur Bordeaux

Avant d’attirer les Chinois, Bordeaux avait aimanté les milliardaires du luxe, dès le milieu des années 1990. Soit depuis que le patron du groupe LVMH, Bernard Arnault, aujourd’hui plus grosse fortune de France (estimée à 25 milliards d’euros), avait réussi, après une bataille juridique épique, à déloger le marquis de Lur Saluces du Château d’Yquem. Il est aussi copropriétaire de Cheval-Blanc, à Saint-Emilion.

Yquem est un «vrai» château, qui domine le vignoble de Sauternes.

Rien de surprenant alors à voir Chanel, de la famille alsacienne Wertheimer, s’intéresser, à la même époque, à un 1er Grand Cru classé B de Saint-Emilion, Château Canon, et à un 2ème grand cru de Margaux, Rauzan-Ségla. Gérard Wertheimer, un des deux frères qui se partagent une fortune d’une douzaine de milliards de francs, à la tête du groupe français de mode, de parfums et de montres, est établi à Genève.

Aujourd’hui, les «vins fins» sont considérés comme des produits de luxe. Leur marché d’anciens millésimes, par le biais de ventes aux enchères annuelles à Londres, Hong Kong et Genève, est estimé à près de 5 milliards de francs par an dans le secteur des vins de collection. Issus du même secteur du luxe, deux Suisses se sont invités à la table des grands vins. Le Bâlois Silvio Denz, après avoir vendu sa chaîne de distribution de parfums et acquis la cristallerie Lalique, s’est reconverti dans les grands crus. D’abord, avec le Château Faugères, à Saint-Emilion, où le Tessinois Mario Botta a construit un chai futuriste, inauguré en automne 2009. Puis à Lafaurie-Peyraguey, 1er grand cru de Sauternes. Passionné de grands vins, Karl Friederich Scheufele, copropriétaire de Chopard, possèdait déjà  plusieurs œnothèques, à Genève, Gland et Gstaad. A Bordeaux, il a préféré une splendide demeure, établie sur 100 ha, dont 30 de vignes, le Château Monestier La Tour, dans un terroir moins réputé, Bergerac. Depuis, il s’efforce de faire rayonner les vins de cette région sous-estimée, comme l’avait fait avant lui Alain-Dominique Perrin, alors p.-d.-g. du joaillier-horloger Cartier, avec son Château Lagrezette, porte-drapeau du renouveau des vins de Cahors.

De Bordeaux à la planète vin

Propriétaire à Genève de l’hôtel La Réserve (et des autres enseignes du même nom), Michel Reybier, fortune faite dans l’agroalimentaire, est devenu le châtelain de Cos d’Estournel, 2ème cru de Saint-Estèphe. Pour régler une succession familiale difficile — qui explique souvent la vente d’une partie du patrimoine français hors du milieu viticole —, Bruno Prats avait dû se résoudre à s’en  séparer au tournant du nouveau millénaire. Actuel président de l’Académie internationale du vin, fondée à Genève, Bruno Prats réside sur les hauts de Morges. Ce subtil œnologue a gardé des intérêts dans le monde du vin, au Portugal, au Chili et en Afrique du Sud. Il est désormais associé à l’homme d’affaires d’origine tchèque Zdenek Bakala, domicilié dans la région nyonnaise, acquéreur du plus célèbre domaine d’Afrique du Sud, Klein Constancia et son «Vin de Constance», que Napoléon but jusqu’à la lie, en exil à Sainte-Hélène.

Autre grande figure bordelaise, de Pauillac, May-Eliane Miailhe, veuve du général de Lencquesaing. Après avoir vendu le Château Pichon Comtesse-Lalande au champagne Roederer en 2007, la «Générale» s’est installée sur les hauts de Vevey et, nonagénaire, elle préfère passer l’hiver dans son domaine viticole de Glenelly, en Afrique du Sud. Habitants de la Riviera vaudoise, eux aussi, Hervé Laviale, ex-journaliste musical à RTL, à la faveur de son mariage avec une Belge, Griet van Malderen, ont acquis trois châteaux à Saint-Emilion (Franc-Mayne), Lussac (Château de Lussac) et Pomerol (Vieux-Maillet), il y a une dizaine d’années. Le couple a vendu ces propriétés en 2021 (Franc-Mayne), puis le reste en automne 2022.

Tous les vins mènent à Lavaux

C’est à l’Auberge de l’Onde, à Saint-Saphorin (VD), qu’aime s’attabler le prince Robert de Luxembourg. Genevois d’adoption, il préside aux destinées des Domaines Clarence Dillon, propriétaires, notamment, du Château Haut Brion, autre 1er Grand Cru classé en 1855.

 

Le Château Haut-Brion, aujourd’hui dans la proche banlieue de Bordeaux.

Et puis, à Lavaux, où elle réside — et transforme à Grandvaux une ancienne propriété de vignerons —, on peut croiser Caroline Frey. Son père Jean-Jacques, d’une famille d’origine bâloise, a investi sa fortune réalisée en France dans l’immobilier dans plusieurs domaines, dont Paul Jaboulet à Tain-l’Hermitage, le Château Corton-André, en Bourgogne, rebaptisé Château Corton C, et La Lagune, qui produit un des meilleurs vins du Haut-Médoc. Major de sa promotion à l’Université de Bordeaux, cette jeune œnologue signe, depuis dix ans sous l’étiquette de ce 2ème cru classé, des vins toujours plus reconnus et cultivés en biodynamie (2016, premier millésime certifié à La Lagune).

Tous, peu ou prou, suivent les traces des Rothschild. A Bordeaux, un Rothschild de Château Lafite, peut en cacher un autre, de Mouton, et même un troisième, de la branche genevoise. Le fils unique du banquier feu Edmond de Rothschild, et de l’arbitre des bonnes manières, Nadine, le baron Benjamin, était en charge des châteaux Clarke et des Laurets, avant son décès d’une crise cardiaque, à 57 ans, à Pregny (GE), mi-janvier 2021 – lire son portrait dans L’Illustré. Le Château Les Laurets, sur 90 ha de vignoble, a été acquis en 2003, tandis que le premier est un projet viticole de 200 hectares, développé de manière résolument moderne dès 1973 par son père. Sous le nom de Edmond de Rothschild Heritage sont regroupées, depuis fin 2016, les entités life style du groupe, des hôtels à Megève, une fromagerie de Brie de Meaux et les domaines viticoles, à Bordeaux, mais aussi la bodega Macan dans la Rioja (construite avec Vega Sicilia et inaugurée à mi-juin 2017), Flechas de los Andes, en Argentine, Rimapere en Nouvelle-Zélande et Rupert & Rothschild en Afrique du Sud.

La cave de Macan, au pie de la Sierra Cantabrica, dans la Rioja Alavesa, inaugurée en juin 2017.

Rien ne dit que ce banquier, mécène de l’horlogerie et de l’édition*, eût souscrit au sulfureux adage, plus ou moins d’actualité selon la conjoncture : «Il est plus facile de faire du vin avec de l’argent que de l’argent avec du vin.»

*Le prix Edmond de Rothschild a été remis à Pierre Thomas et au photographe Régis Colombo en 2006 pour leur ouvrage «Vignobles suisses» aux éditions Favre.

Article actualisé en mai 2017, puis en octobre 2022, paru dans une 1ère version dans le magazine L’Hebdo en janvier 2016.