Bergerac : du cadran solaire aux phases de lune
L’horloger genevois Karl Friederich Scheufele (Chopard) vient d’inaugurer les chais du Château Monestier La Tour, en appellation contrôlée Bergerac, qui fête ses 80 ans cette année. Une histoire de passion, mais aussi de hasard.
Par Pierre Thomas, de retour de Bergerac
Avec son épouse Christine, née dans la campagne nyonnaise, Karl Friederich Scheufele cherchaient une résidence dans un bel endroit. En 2012, ils tombent sur un château, déjà rénové par un Hollandais, après avoir appartenu à la soprano néo-zélandaise Kiri Te Kanawa.
Amateur d’anciennes voitures, mais aussi de bons vins — il a fondé il y a dix ans la «Galerie des arts des vins de France» et, dans la foulée, a ouvert des «caveaux de Bacchus» à Genève, Gstaad et Gland —, le co-président de la manufacture Chopard se retrouve avec une vingtaine d’hectares de vignes.
Dans ce Périgord rouge, tout est à refaire : un gel à pierre fendre ruine le château, le vignoble, peu densifié, n’est guère apte à produire de bons vins, et le chais est à reconstruire. Il faudra quatre ans pour que cette véritable «aventure» redémarre, avec le millésime 2015, vinifié et élevé dans le nouveau chais, et mis en bouteille progressivement, par une équipe renouvelée, sous la conduite de Mathieu Eymard.
Du cadran solaire aux phases de lune
Son prédécesseur avait choisi le réputé œnologue Stéphane Derenoncourt comme conseiller ; Karl Friederich Scheufele fait confiance à Corinne Comme. Aussi sincère et persuasive que discrète, elle est l’épouse de Jean-Michel Comme, le régisseur d’un des premiers châteaux bordelais à s’être converti à la biodynamie, Pontet-Canet, avec un succès qui en fait aujourd’hui la vedette encensée de la «vague verte» à Bordeaux. Ensemble, non loin de Monestier, en AOC Sainte Foy Bordeaux, les Comme exploitent une douzaine d’hectares au Château Champ des Treilles. En biodynamie, bien sûr.
Voilà Monestier passant du cadran solaire de sa tour crénelée aux phases de lune — la reconversion du vignoble sera achevée en 2017. Et l’horloger œnophile glisse vers la «grande complication» vitivinicole : «Il y a beaucoup de parallèles entre ces deux métiers, où la précision et la méticulosité sont indispensables. Il faut de la patience, de la réflexion avant le
développement. Pour un mouvement de montre, cela prend trois à cinq ans ; pour un vignoble, cinq à dix ans !», explique celui qui a choisi pour devise : «Ce que l’on fait avec le temps, le temps le respecte.» Il aurait pu la trouver, si le sculpteur Auguste Rodin ne l’avait pas gravée avant lui…
De son employeur, dont elle loue la détermination à vouloir «travailler à long terme», Corinne Comme dit : «Il connaît la marche du temps et la course des étoiles par les montres, moi par les vins. On sait tous les deux que tous les détails comptent.» Pour l’œnologue-conseil, mère de famille, la biodynamie s’est imposée au fil du temps comme une évidence : «Nous avons compris qu’avec les traitements chimiques, plus on en fait, plus on doit en faire. Il fallait casser ce cercle infernal.» Dans une année au printemps humide comme 2016, à la floraison tardive, il faut passer toutes les semaines, parce que les tisanes de plantes sont lessivées par la pluie. «Ca n’est pas 2015, un millésime facile-facile !»
Déjà exporté en Chine
Le vignoble, réparti en trois lieux-dits d’égale surface (La Tour, Le Pigeonnier, Portier), a été redimensionné en un peu moins de 25 hectares, amputé de ses parcelles les moins intéressantes, puis enrichi de vieilles vignes louées, et replanté à la densité de 10’000 pieds hectare. Les vignes, sur terres argilo-calcaires, moutonnent entre bocages et étangs d’une remarquable biodiversité. «Les papillons sont revenus», se félicite Corinne Comme. Les 15 hectares de rouge sont répartis entre merlot, majoritaire, un quart de cabernet franc, et le reste en cabernet sauvignon et en malbec. En blanc, sur 10 ha, le sémillon domine, avec un gros tiers de sauvignon blanc, et un peu de muscadelle, pour un blanc typiquement bordelais.
Le domaine produit deux gammes de vins, l’une, Cadran, en rouge, blanc et un peu de rosé, à hauteur de 125’000 bouteilles, et un Côtes de Bergerac rouge, le «grand vin» du domaine (10’000 bouteilles), et, quand le climat le permet, un liquoreux en AOC Saussignac (1’300 bouteilles). Le propriétaire veut mettre l’accent sur des vins «fruités, agréables et accessibles» — les rouges sont élevés en fûts de chêne français. La France, aussi en supermarché pour l’instant, représente le gros des ventes, devant la… Chine, grâce aux connexions de l’horlogerie, la Suisse (un quart) et la Grande-Bretagne.
Bergerac, pionnier des AOC et du bio
«Bien sûr, pour faire du vin, on aurait pu miser sur Bordeaux : c’eût été plus facile et surtout, moins intéressant !», juge Karl Friedrich Scheufele. Il s’engage pour la défense de l’AOC Bergerac, qui fête, avec plusieurs autres, ses 80 ans cette année — 1936 a marqué la création de l’«appellation d’origine contrôlée» (AOC) en France.
Longtemps, Bergerac s’est considéré comme un satellite de Bordeaux, mais, avec 11’500 ha et 50 millions de litres de vin (la moitié de la production suisse annuelle), elle veut faire entendre sa voix propre dans le concert des vins de France.
Le bio y gagne du terrain chaque année : sa figure de proue, Luc de Conti, du Château Tour des Gendres, signe de magnifiques vins et expérimente la vinification des blancs en amphores d’argile. A Montbazillac, Bruno Billancini, du Château Tirecul La Gravière, un «must» des vins liquoreux, s’y est converti. Un des voisins du Suisse à Monestier n’est autre que Richard Doughty, qui a donné son prénom à son château, il y a vingt-cinq ans, président des vins bios de France et vice-président de l’Institut de l’agriculture biologique. Non loin de là, le jeune œnologue Benoît Beigner — consultant volant dans le Ningxia, en Chine (photo ci-contre) —, sur ses 8 hectares du Château Pécany, travaille en biodynamie, et vient de décrocher pour son premier vin rouge bio en AOC Côtes de Bergerac (le 2015), le prix spécial bio (assorti d’une médaille d’or) du Challenge International du Vin, ce printemps.
Comme l’écrit l’ouvrage «Bergerac, terre de passions», à propos du Château Monestier La Tour, il s’agit bien d’«un souffle nouveau» sur toute la région !
Paru dans Hôtellerie et Gastronomie Hebdo en été 2016.
©thomasvino.ch