Dans les vignes genevoises, du néant au Paradis
En vingt ans, le Domaine du Paradis, à Satigny (GE), est passé d’un domaine en constitution de 12 hectares à une des plus grandes exploitations de Genève et de Suisse, avec 53 ha. Retour sur ce destin exceptionnel avec Roger Burgdorfer, 59 ans, et son œnologue, Didier Cornut, 51 ans.
Par Pierre Thomas
Depuis vingt ans, le duo a toujours su partager ses responsabilités. Au départ, Roger Burgdorfer et son père, venu à Genève des rives du lac de Bienne «parce qu’il n’y avait pas de travail pour lui», n’avaient qu’un demi-hectare de vigne en zone agricole à Satigny, qui reste la plus grande commune viticole de Suisse (devant Chamoson). Leur spécialité, c’était la greffe de plants de vigne, «au couteau», en atelier. «Nous avons fourni au vignoble, principalement genevois, jusqu’à 800’000 greffons par an», se souvient Roger Burgdorfer. Cette activité, «devenue un marché international où les Français sont moins chers», est abandonnée en 2002.
«Cette activité a permis de financer notre domaine viticole. Et nous avons eu accès, les premiers, aux nouveaux cépages, comme le gamaret, dès les premières microvinifications, en 1985. Nous avons aussi parié sur un cépage tardif comme le cabernet sauvignon», raconte le propriétaire du domaine, dont la majorité des vignes restent louées. En vingt ans, le Paradis a doublé le nombre de cépages cultivés, de 13 à 26, et plus que décuplé son parc à barriques, passant d’une quinzaine à 180 fûts. Bref, un témoignage de l’évolution du vignoble genevois, passé de l’anonymat d’une énorme coopérative au profilage de vignerons indépendants et talentueux.
«Esprit de Genève» contre «Soupirs du Paradis»
Le patron s’est aussi impliqué dans le mouvement associatif viticole. Parfois à contre-courant: pas d’«Esprit de Genève», ici. «On voulait faire un vin de bataille à 10 francs pour la grande distribution en Suisse alémanique et cet assemblage à base de gamay, élevé en barriques, est devenu un vin de haut de gamme, vendu 20 francs, surtout à Genève, aujourd’hui !», maintient Roger Burgdorfer.
De fait, un tel «Esprit» entrait en concurrence avec le fer de lance du domaine, l’assemblage rouge Le Pont des Soupirs, «un vin fondamental pour nous». Curieuse formulation que cette étiquette. Aucune allusion vénitienne, mais à ces arches où les locomotives à vapeur haletaient sur la plus forte déclivité de la ligne La Plaine-Genève, à l’orée du domaine de Satigny. «C’est surtout, le soupir de soulagement à la vendange, la plus tardive, du cabernet sauvignon, planté juste à côté du pont», sourit l’œnologue Didier Cornut.
Bien sûr, le réchauffement climatique a levé une certaine pression. Même si, après un 2012 qui a fait souffler le chaud et le froid, 2013, et ses trois à quatre semaines de retard dans le cycle végétatif, à fin mai, laisse de perspectives qui rappellent 1982 (ou 1987). «De tous les cépages que nous avons planté, seul le sémillon a dû être arraché. On espérait l’assembler au viognier pour notre Pont des Soupirs blanc». Finalement, c’est une petite partie de moût de viognier «remontée» en densité au concentrateur qui l’«arrondira»: le viognier, aujourd’hui, peut se passer de cet artifice et le Pont des Soupirs blancs est un des meilleurs représentants suisses du cépage natif de Condrieu. «Si ça continue avec de la pluie, on ressortita le concentrateur en 2013 !», prédit Roger Burgdorfer.
Le cabernet aime la chaleur
Chaque année, la formule du Pont des Soupirs rouge (10’000 bouteilles) évolue: c’est l’art de l’assemblage, «où l’on privilégie l’équilibre des cépages plutôt que le parcellaire». Ces douze dernières années, sur les trois millésimes chauds que sont 2003, 2009 et 2011, le cabernet sauvignon s’est retrouvé à, respectivement, 50%, 30% et 40%, complété par du cabernet franc, entre 20% (2003) et 30%, du merlot, dans les mêmes proportions (30% en 2009) et une touche de gamaret (10%). Millésime dit de la canicule, à la dégustation, 2003 a fort bien tenu la distance… L’élevage, plus ou moins long, en fûts plus ou moins neufs, permet, aussi, de corriger le tir : derrière le remarquable 2009 (grande année pour les rouges, en Suisse, peut-être la meilleure de tous les temps !), le 2011, encore très jeune, n’est pas mal du tout… Une chose est sûre : la garde de cet assemblage rouge, facile d’accès jeune — un indubitable avantage ! —, dépasse les 5 à 6 ans, pour pousser entre 10 à 15 ans, comme l’a démontré le 1998.
Depuis quelques années, le Pont des Soupirs a un petit frère, le Noir Divin, avec plus de merlot (40%), moins de cabernet (20%), plus de gamaret (20%) et, au contraire de son grand frère, du garanoir (20%). La gamme, en rouge, est complété par un galotta, sangiovese et marselan, dense en 2010, millésime compliqué, comme le rappelle Didier Cornut. En monocépage rouge, une syrah, Diable rouge, fraîche et aromatique, et, plus exotique encore à Genève, un grenache, Angel, vinifié en vin léger et «sympa».
Un zin’ pour le fun
Mais le comble du fun, c’est le zin’! D’un stage en Californie, l’œnologue, d’origine vaudoise, a ramené l’idée de ce vin opulent et solaire, lancé en 2002, «année sans soleil», comme quoi, le Paradis, c’est aussi un peu le paradoxe… Il a fallu la patte du pépiniériste pour choisir du primitivo – ancêtre italien du zinfandel californien — non pas dans les Pouilles, mais au Frioul.
Compte tenu du succès de ce vin bien emballé (tiré à 5’000 bouteilles) dans une part mineure de chêne, la surface a doublé, passant à un bon hectare. Le 2011 (un tiers en barrique) ne trahit pas la richesse du cépage, avec son nez vanillé, mûr, son gras, ses arômes de pruneau, d’épices douces (cannelle), avec une touche de poivre noir et une acidité tonique. Là encore, le 2003 surprend : 100% en barriques, floral et fruité, chocolaté, il a gardé une remarquable tenue.
A l’avenir, le duo gestionnaire – œnologue devrait se pérenniser, Jérémie, le fils de Roger, se forme dans le marketing et la vente. Avec plus de 400’000 bouteilles à commercialiser, le «back office» se doit d’être solide. La clientèle du Domaine du Paradis se répartit par quart entre la grande distribution, les revendeurs, la restauration et les privés, et aux deux tiers sur Genève — un bel exploit ! —, un quart en Suisse romande et le reste en Suisse alémanique.
V.O. d’un article paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo, le 20 juin 2013.