Jean-Denis Perrochet, inconditionnel du «tout ou rien»
A La Maison Carrée, tout paraît immuable. Mais tout change ! Comme Auvernier (NE), regroupée avec ses voisines, et qui se nomme «politiquement» désormais Milvignes. La cave qu’y conduit Jean-Denis Perrochet accueille depuis peu son fils, Alexandre. Et le domaine vient de se reconvertir à la biodynamie. Ce précurseur du pinot noir parcellaire à Neuchâtel, qui parle désormais de « grands crus », propose un nouveau cépage : le savagnin blanc. Venu de l’autre versant du Jura, il précéda sans doute le chasselas dans le vignoble du Littoral. Rencontre.
Dans la grande maison construite par des architectes du nord de l’Italie en 1805, les Perrochet sont installés de père en fils depuis 1827 et l’aïeul Jean-Jaques (sans c). On dit volontiers qu’il y a un petit côté bourguignon dans les vignes neuchâteloises. Par l’encépagement d’abord : de fait, sur les 10,5 hectares du domaine, plus de la moitié (5,5 ha) sont plantés en pinot noir, presque un demi en chardonnay.
Ici, on est vignerons de père en fils, mais avec des détours. Jean-Denis, 55 ans, a fait des études commerciales, avant d’obtenir un CFC de vigneron, en passant par la Suisse alémanique, où il a conquis une fille de bon vigneron zurichois, Christine Zahner, de Truttikon. Puis il est allé à Beaune décrocher un BTS. Son fils, Alexandre, 28 ans, a suivi pratiquement le même parcours, trente ans plus tard, couronné par un BTS à Beaune. Et son avenir paraît tout tracé, puisque ses deux sœurs n’ont pas d’intérêt direct pour la vigne.
Le pinot bon à tout faire
L’essentiel du domaine est situé à Auvernier (8,5 ha), dont près de 5 ha de pinot noir. A Neuchâtel, on le sait, le pinot noir n’est pas vinifié qu’en rouge. Dans une année normale, de ces raisins seront tirés 10’000 bouteilles d’œil-de-perdrix, rosé obtenu en pressée directe, 3000 bouteilles de perdrix blanche, un blanc de noirs au nom déposé, 15’000 bouteilles de pinot noir d’Auvernier et 2000 bouteilles d’une sélection parcellaire, Le Lerin, 0,4 hectare vinifié à part dès 2009. Un autre terroir s’est ajouté en 2001, à Hauterive.
D’année normale, les vignerons neuchâtelois n’en ont pas vécu depuis près d’un lustre. En 2013, la grêle du 20 juin n’a laissé que 10 % de récolte. En 2014, les vignes ont peiné à se remettre de cet épisode sans précédent, pour une demi-récolte. Et en 2015, année chaude, la vendange représente deux tiers d’une année normale. « Trois petites années, ça suffit ! »
A La Maison Carrée, on a toujours vendu le pinot noir au meilleur moment. Soit, parfois, avec deux ou trois ans de décalage et un millésime « sauté » (et rattrapé plus tard !). Fin 2015, on pouvait goûter le 2012, millésime pas facile au demeurant, un vin au nez ouvert, avec une note sauvage, de clou de girofle et une attaque fraîche, sur la framboise. Un vin à la fois épicé, fruité et gras, élevé traditionnellement, à 80 % en foudre et 20 % en « pièces » bourguignonnes de la même tonnellerie depuis toujours…
L’attention à la typicité de ce vin, qui fait partie du projet de la Mémoire des Vins Suisses, Jean-Denis Perrochet la porte déjà à la vigne, où les ceps accusent 30 ans d’âge moyen. Les plus anciens sont des pinots noirs de Cortaillod, issus de sélection massale. Le vigneron replante du Cortaillod, à côté de clones fins de Bourgogne et du Jura. Tiré d’une des rares bouteilles d’Hauterive 2013 sauvées de la grêle, le pinot s’avère frais, sur des tanins serrés, d’une belle densité. Un vin qui « pinote », mais, qui, plus austère que l’Auvernier, confirme son terroir. « Je sens le caillou », savoure le vigneron.
Le choix assumé de la biodynamie
Dans les années 1980, La Maison Carrée fut parmi les premiers domaines neuchâtelois à adhérer à la PI, la production intégrée. Puis Jean-Denis Perrochet a rencontré Claude Bourguignon, qui a démontré que les sols viticoles meurent sous l’assaut répété des traitements chimiques, Nicolas Joly, le pionnier de la biodynamie, et Aubert de Villaine, de la Romanée-Conti, convaincu par cette même biodynamie. « On a commencé à faire nos composts, à utiliser le dynamiseur et à faire nos tisanes». Non sans appréhension, puisque le domaine compte 17 parcelles. «En 2012, une année climatiquement assez difficile, le raisin était plus beau dans nos parcelles cultivées en bio que dans les autres : ça nous a convaincus !». Dès 2013, c’est donc tout le domaine qui passe en reconversion bio : le label «bourgeon» est là dès 2015, la certification Demeter suivra en 2016. «Je suis tout ou rien. Quand on entreprend une telle démarche, autant aller jusqu’au bout et demander la certification !», argumente le vigneron. Il a aussi constaté un virage chez les consommateurs : «Le « c’est du bio ? », on en veut pas, c’est fini ! Après la vache folle, les produits qui détruisent les vignes, le public commence à répondre. A moyen terme, la majorité du vignoble romand va passer en bio, sous la pression du consommateur», prédit Jean-Denis Perrochet.
On l’a vu, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Le réchauffement climatique est passé par là. A défaut d’en juger par une dégustation verticale, où il faudrait de surcroît relativiser l’évolution naturelle d’un vin, autant demander au vigneron ce que ce bio a amené à ses vins. «Mes crus ont une vivacité, une fraîcheur, une jeunesse qu’ils n’avaient pas avant. L’entretien du sol, l’abandon du désherbant, joue un grand rôle. On le sent dans la sapidité. Après, est-ce que c’est vraiment meilleur ? Des goûts et des couleurs ! Nous, on a une direction et on y va» : le philosophe s’efface derrière le praticien persévérant.
Des blancs révélateurs du changement
Souvent, l’impact d’un changement cultural s’affirme d’emblée dans les vins blancs. Voici donc un chasselas 2014 — 3,5 ha tout de même ! — au nez ouvert, à l’attaque vive, citronné, long et même franchement épicé. Effet de la culture ou de la cave ? Ce blanc traditionnel fait ses fermentations en foudre, sur fines lies, avec, pour la première fois en 2014, aucun SO2 avant stabilisation. Belle dynamique dans le chardonnay 2013, au nez vanillé, puissant, avec des notes de mangue, du gras et de l’élégance.
Année de la grêle encore pour le pinot gris, au nez de marmelade de coing, de pêche de vigne, avec ce que le vigneron appelle de la «sapidité», qu’il attribue au bio. Et le petit dernier, le savagnin blanc, dont les bois, surgreffés, proviennent du Jura français ? Ce «premier jet» est tiré d’un tonneau tout neuf réalisé par le Schwytzois Roland Suppiger en chêne de la forêt de Peseux : on retrouve du bois au nez, mais aussi cette sève de certains païens valaisans, sur des fruits jaunes, avec du gras, de la complexité et assurément un potentiel de garde. Prometteur ! On n’est pas en Valais : Neuchâtel n’autorise pas le cépage, et ce savagnin de Milvignes n’aura droit qu’à la mention de «vin de pays». La signature reste : La Maison Carrée est une référence, c’est sûr !
La Maison Carrée
Jean-Denis, Alexandre et Christine Perrochet
Grand’Rue 33
2012 Auvernier
Tél. 032 731 21 06
Portrait paru dans Plaisirs & Gastronomie Magazine, mai 2016.
©thomasvino.ch