Pages Menu
Categories Menu

Posted on 3 juin 2019 in Tendance

Fête des vignerons de Vevey: et si le tâcheron ne revenait pas ?

Fête des vignerons de Vevey: et si le tâcheron ne revenait pas ?

«Sans tâcheron, pas de Fête», constate, à Blonay, François Montet, le président de la Fédération vaudoise des vignerons. Mais qui se cache derrière cette «spécialité» bien vaudoise honorée tous les 25 ans sur la place du Marché de Vevey? Le tâcheron sera-t-il encore d’actualité en 2037? Ou son statut se sera-t-il fondu dans le paysage vitivinicole vaudois, au profit d’un simple salarié?

Pierre Thomas — article paru dans la revue Le Guillon, printemps 2019

Le 18 juillet à 11 heures du matin, ils (ou elle…) seront quatre, cinq ou six vignerons à attendre avec impatience «le couronnement», à la fois acmé et lever de rideau de la première représentation de la Fête. Rien n’a filtré des résultats de la course à la couronne 2019. Le résultat se jouera à un cheveu, pour une épreuve non pas «triennale», mais, parce que la Fête ne tombe pas forcément dans un rythme de trois ans, poussée sur cinq années, soit quinze contrôles et vingt saisons. Celles-ci ont apporté, dans des millésimes climatiquement pas faciles depuis 2014, leurs lots de surprises à maîtriser, dûment évaluées par la «commission des vignes» de la Confrérie. Cette commission est présidée par le vigneron-encaveur Jean-François Chevalley, de Treytorrens en Dézaley, qui est aussi président de la «commission d’échantillonnage». Seuls deux ou trois de ses membres connaissent le classement des couronnés (d’or, d’argent et de bronze) qui sont restés, cette fois, des numéros, pour «anonymiser» le calcul de leur note moyenne.

Un dessin d’André Paul Perret, dessinateur de presse, décédé en 2018 à 99 ans (il était né en 1919 au Locle), illustrateur notamment pour La Tribune de Lausanne (vins et gastronomie). La Maison du dessin de presse à Morges fête son centenaire

Le vigneron derrière l’étiquette

Qui cultive le vignoble vaudois ? Y pense-t-on seulement, quand on boit ses trois décis de chasselas ? Qui est derrière l’étiquette d’un flacon ? Un vigneron-encaveur, propriétaire ou locataire de ses parchets ? Un coopérateur, tenu de livrer son raisin à sa cave, dont il est membre ? Un chef de culture, salarié d’une «grande maison» ? Ou ce «vigneron-tâcheron», corseté par le «contrat-type de vignolage» arrêté par le Conseil d’Etat le 27 juillet 1994, spécialité vaudoise, réservée à Lavaux et au Chablais, d’une part, à La Côte, d’autre part ?

A 51 ans, et sur 9 ha de vignes, le président de la Fédération vaudoise des vignerons cumule tous les statuts. Pour François Montet, le «vigneron-tâcheron» est «un salarié et un indépendant» : un oxymore économique que seuls les conducteurs de bus postaux, les couturières à domicile et certains journalistes libres partagent. Employé, il est aussi employeur, mélangeant les décomptes AVS et 2èmepilier, pour ne rien dire du fisc, des uns et des autres. Une drôle de mélasse, mais qui subsiste en l’état depuis des siècles, ces bientôt mille ans où la vigne fut plantée à Lavaux par des moines qui manquaient de bras.

Un contrat-type vieux d’un quart de siècle

Personne, en 25 ans, n’a remis en cause les bases du contrat-type datant de 1994, certes indexé, évoluant selon le marché du vin plutôt que selon le coût de la vie… «Dans les années 1960, les tâcherons étaient mal payés. Ils se sont battus pour obtenir une couverture en assurances sociales», rappelle Daniel Lambelet, 63 ans, un des vignerons-tâcherons de la commune de Bourg-en-Lavaux. Et président du Groupement vaudois des vignerons-tâcherons (GVVT), fort de 280 membres, où les tâcherons restent en majorité (170), rejoints par les locataires de vignes et les chefs de culture. Près de 40% du vignoble vaudois sont exploités par ces professionnels.

Comment expliquer qu’en 25 ans, malgré l’évolution des méthodes culturales, le contrat-type n’ait pas bougé ? «Tout le monde y trouve son compte. On s’en satisfait les uns, les autres», commente Jean-Daniel Suardet, d’Yvorne. Lui aussi a plusieurs casquettes. Mais si François Montet exerce une petite activité de vigneron-encaveur, pour ses propres vignes et ses propres bouteilles, Jean-Daniel Suardet est avant tout viticulteur. Il conseille la maison Obrist pour les vignes, où il chapeaute d’autres vignerons-tâcherons, rôle qu’il exerce lui-même pour le Château Maison Blanche, à Yvorne.

A 57 ans, on pourrait bien le retrouver le 18 juillet au petit matin, dans l’arène. «Ce serait une belle reconnaissance ! Et je suis assez compétiteur dans l’esprit», sourit Jean-Daniel Suardet. En 1999, il venait d’arriver à Maison Blanche et n’était pas dans la course, mais il prit tout de même part au spectacle. Deux fois de suite, en 2011 et 2014, il s’est classé deuxième de la «triennale», l’épreuve qui, depuis 1805, rythme la vie du tâcheron entre deux fêtes. Ils étaient 92 à concourir en 2011, 88 en 2014, preuve que le métier, malgré les changements culturaux importants, ne s’épuise pas.

Une illustration d’André Paul pour le magazine Ph+arts

280 hectares sous contrôle de la Confrérie

Tous s’étaient soumis aux visites des experts de la Confrérie, pour noter, trois fois par an, les parcelles signalées par un piquet, selon des critères de travaux saisonniers, pondérés, depuis 1996, par la surface ou la pente, pour tenir compte de la pénibilité du travail. Soit, au total, une surface inspectée entre Lausanne et Lavey de 280 ha, pour un vignoble de près de 1400 ha. En 2018, ces chiffres ont peu variés : 286 ha, 600 parcelles, de 70 propriétaires, dont une trentaine d’institutions publiques (communes, bourgeoisies, fondations), pour 94 vignerons-tâcherons, chefs vignerons ou chefs de culture. Tous ne participent pas au concours, réservé à ceux qui cultivent plus de 45 ares depuis deux ans au moins.

Chaque visite donne lieu à la notation (sur 6) d’actes de viticulture. «La maîtrise de la récolte, ça vaut cher !», commente François Montet, qui prend l’épreuve avec philosophie : «Je travaille les vignes sous l’œil de la Confrérie comme les miennes, mais je ne jardine pas.» Chaque évaluation est sujette à recours et les «contrôlés» deviennent susceptibles, à l’approche de la Fête. «Le temps où les tâcherons n’avaient pas de formation est révolu. Aujourd’hui, ils sont aussi bien instruits que les experts», justifie le président de la Fédération vaudoise des vignerons, qui a un employé à l’année et forme un ou deux apprentis viticulteurs. «Nous révisons les «directions» de la Confrérie régulièrement, la dernière fois pour 2014. Nous sommes au top de l’évolution de la viticulture», (r)assure Jean-François Chevalley. Les huit experts se tiennent au courant des nouvelles pratiques culturales, y compris le bio, même si aucun vigneron bio ne figure au concours.

Un contrat ancien et des conditions nouvelles

S’il ne s’appelait sans doute pas encore «de vignolage», le contrat, passé devant notaire, entre un propriétaire et un viticulteur existe au moins depuis 1391, selon les historiens, comme l’explique le juriste Denis Tappy*. Encore aujourd’hui, le propriétaire conserve tous ses droits, le vigneron étant tenu de suivre, «même en ce qui concerne le mode de culture, les directions du propriétaire»*. Le vigneron-tâcheron doit fournir non seulement ses prestations, mais acquérir les outils nécessaires et engager du personnel, par exemple aux effeuilles et aux vendanges. En principe, ses tâches s’arrêtent à la livraison du raisin, le meilleur possible, avec un intéressement à la vendange, payé en espèces et non en nature.

Ce statut a permis quelques jolies réussites économiques durant les «belles années». Depuis 1993 et l’imposition de quotas de récolte, la marge s’est restreinte. Lavaux et le Chablais disposent d’un contrat-type et La Côte, d’un autre, tenant compte de la taille des exploitations (La Côte compte un peu moins de parcelles que Lavaux, mais trois fois plus étendues) et de la mécanisation. A Lavaux, vignoble en terrasses, le passage aux banquettes (où les ceps sont plantés perpendiculairement à la pente), la mécanisation, avec des chenillards, les remaniements parcellaires, la généralisation de la production intégrée (PI), la diminution des traitements, etc., ont permis d’abaisser les heures consacrées à la plante, cultivée non plus en gobelet, mais sur fil de fer. Pour l’ingénieur agronome Philippe Droz*, les soins au sol, en heures, par hectare et par an, ont été divisées par dix (de plus de 500 à moins de 50 heures) ces 50 dernières années et, globalement, sur l’ensemble du cycle de la vigne, de la taille à la vendange, «les besoins en main-d’œuvre sont presque trois fois inférieurs à ce qu’ils étaient dans les années 1960»*. Conséquence, pour vivre, les vignerons-tâcherons, payés selon le tarif, ont dû prendre en charge davantage de surfaces, aussi pour rentabiliser le matériel, plus sophistiqué. «Avant, on pouvait tourner avec 3 ha à Lavaux, maintenant, il en faut deux à trois fois plus», explique François Montet.

La mise en scène de la Fête des Vignerons du futur, vue par André Paul…

L’émotion d’un couronné de 1999

C’est aussi ce que constate Jean-François Franceschini, vigneron-tâcheron pour la Commune d’Yvorne et pour la Bourgeoisie d’Aigle, au Clos de la Blonaire, à côté du château, soit une demi-douzaine de «piquets». Au total, il travaille, avec sa petite équipe, 9 hectares, y compris quelques fossoriers de ses propres vignes. Classé en tête lors des deux dernières triennales, le tâcheron a déjà connu l’émotion du couronnement. Le vigneron de la Commune d’Yvorne (3,5 ha), qui a bichonné, en 2017, le Clos de l’Abbaye, 1erGrand Cru, élu «vin d’honneur de l’année 2019» par le Conseil d’Etat vaudois, se souvient de la Fête de 1999 : «Je ne m’y attendais pas du tout. C’était une sacrée surprise ! Pour augmenter le suspense, on appelle les vignerons depuis le bas du classement… J’étais quatrième. Je sortais d’une opération d’hernie discale. Et, surtout, je n’ai jamais fait de CFC de viticulture. J’ai appris sur le tas, en observant, en discutant, sur le terrain. Au moment de choisir une formation, l’orienteur professionnel m’avait dit : «La vigne, c’est pas un métier !». Alors, je suis devenu charpentier. J’ai posé des fenêtres dans les Alpes vaudoises. C’est peut-être parce que j’ai appris ce métier de grande précision que je suis resté pinailleur.» A 61 ans, Jean-François Franceschini a été rejoint par son fils, Adrien, 36 ans, un ancien bûcheron, qui, comme son père, a bifurqué vers la vigne.

Une femme dans le tiercé des triennales

Retour à Lavaux, sur la route de Chardonne, où, de son appartement, Corinne Buttet, 56 ans, domine «ses» vignes partagées entre la Ville de Vevey (pour un peu moins de 4 ha) et Obrist (pour 5,4 ha). Elle est l’une des rarissimes vigneronnes-tâcheronnes vaudoises (elles ne sont que trois à Lavaux). Cette fille de vigneron-tâcheron se réjouit de voir Julien, son fils de 18 ans, s’engager dans la même voie : «Les trois vignerons-tâcherons de la Ville de Vevey ont chacun envoyé un fils à Marcelin».

Derrière les vignerons d’Yvorne, Franceschini et Suardet, c’est elle qui a complété le podium des deux dernières triennales. Et on ne peut pas exclure que le roi, cette année, soit une reine ! Une première historique… Corinne Buttet se souvient fort bien de 1999 : «C’est l’année où, sur le tard, j’ai entamé mon apprentissage à Marcelin. Je n’ai pas voulu faire partie des figurants : je voulais savoir si j’allais m’en sortir à la vigne. C’était une période test pour moi, qui allais succéder à mon père en novembre 2000. J’étais employée de commerce chez Contesse (réd. : alors négociant en vins à Cully) et j’avais été tentée par l’œnologie. Longtemps, je n’ai pas voulu de ces vignes… puis mon père m’a convaincu de ne pas les laisser partir. C’est peut-être pour cela que je n’ai jamais pris mon fils à la vigne. Il me l’a presque reproché !», analyse celle qui aujourd’hui, cultive 10 ha avec son équipe, deux employés portugais, un père et son fils. «Peut-être que je veux que mes propriétaires ne regrettent pas d’avoir engagé une femme… Je suis maniaque. Pour une femme, c’est différent que pour un homme : tout doit être rangé quand on sort de la vigne ! J’adore la taille, quand la vigne est comme un enfant, à qui on donne une direction. Ce métier, je le fais par passion, pas pour la couronne.» Avec sa douzaine de parcelles sous revue, son travail sera jugé avec bienveillance par les experts. Leur dernière visite, en septembre 2018, juste avant les vendanges, a scellé le classement. Depuis, c’est motus et bouche cousue…

La fête du tâcheron, pas du vin !

Sait-on que la Fête des Vignerons est la célébration des tâcherons ? «Rares sont ceux qui pensent que cette Fête n’a rien à voir avec la qualité du produit fini, le vin. Mes propres clients savent juste qu’il y a la Fête, mais n’ont pas conscience de son essence même», confie François Montet. Longtemps, le scénario du Festspiel veveysan n’accordait guère de place à ceux sans qui la Fête n’aurait plus sa raison d’être. L’ethnologue Isabelle Raboud-Schulé* rappelle qu’il a fallu attendre le personnage d’Arlevin, en 1999, pour que le vigneron-tâcheron tienne le premier rôle. «Arlevin, moi je l’ai bien aimé ! Il était extraordinaire, même ivre. Car c’est vrai, si on ne fait pas le vin, on aime bien boire un verre», lance Jean-Pierre Franceschini. Avant d’ajouter : «Sans la tradition de la Confrérie, je ne suis pas sûr que des vignerons purs et durs seraient encore là. Plutôt que se demander s’il y aura encore des vignerons-tâcherons en 2037, on pourrait s’interroger : sans la Fête des Vignerons, le statut de vigneron-tâcheron existerait-il encore ?» Une pirouette digne du roi… Salomon.

*Toutes les citations portant l’astérisque sont tirées de «Acteurs de la vigne», paru aux éditions Antipodes, en octobre 2018 ; 480 pages, avec des contributions d’une quarantaine d’auteurs ; 44 fr. ; ISBN 978-2-88901-152-0.

©thomasvino.ch