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Posted on 8 juillet 2020 in Vins suisses

Quand le «baron» du Dézaley boit rouge

Quand le «baron» du Dézaley boit rouge

A 85 ans passés, le Vaudois Louis-Philippe Bovard a toujours une idée d’avance pour les vins de Lavaux. Portrait dans la véranda de l’historique Maison Rose de Cully.

Par Pierre Thomas, texte et photos*

Ce matin-là (début mars 2020), il n’a ni sa casquette de marin du Léman, ni ses lunettes à monture noire qui lui donnent un air intemporel d’intellectuel. On pourrait dresser son portrait comme celui d’un innovateur qui a introduit le sauvignon et le chenin dans les coteaux de Lavaux, comme alternative au chasselas. Ce ne serait pas faux… A la présentation du cercle vertueux de vignerons Arte Vitis, sur les bords du lac de Zurich, dans l’auberge où officiait alors le chef Edgard Bovier, un journaliste alémanique avait du reste compris que ces Vaudois allaient rompre avec le cépage lémanique emblématique. A tort bien sûr!

Le «baron» chez lui, avec les trois cuvées du Conservatoire du Chasselas et son Epesses bois rouge, en mars 2020.

Economiste de formation, ex-directeur à l’Office des vins vaudois et au Comptoir suisse, revenu dans le domaine familial — dixième génération — sur le tard, en 1983, à près de 50 ans, Louis-Philippe Bovard a toujours entretenu de bonnes relations avec les grands chefs qu’étaient le Bâlois Hans Stucki et le Vaudois Frédy Girardet, lauréat du Mérite culinaire suisse d’honneur, en juin 2020. «Ils m’avaient dit : avec notre cuisine, ce vin d’apéritif ne passe pas.» Alors, dans les années 1990, le Vaudois s’en va sillonner plusieurs fois par an les vignobles de la Loire et de l’Alsace à la recherche d’une panacée.

Au-delà du chasselas…

A condition de le planter dans un sol qui lui correspond, le sauvignon donne des vins intéressants, même à Lavaux. Tirés d’1,5 ha de vigne, les deux qu’il propose, le «Buxus», sur les graves caillouteuses de Cully, et le «Ribex», passent en barriques françaises. Quant au chenin (planté sur un demi-hectare), il figure dans trois versions : un vin sec, un vin doux et un vin passerillé. Et il arrive, parfois, au producteur, de renoncer à ce qui fut une «riche idée», au départ, comme ce viognier… Ou alors à la viticulture «bio» : il s’y est essayé sur quelques parcelles, puis a jeté l’éponge dès 2014, en raison notamment de la concurrence négative de l’enherbement pour la vigne, là où le sol, sur la roche-mère, est peu profond, notamment dans le Dézaley.

En rouge, en petite minorité, le domaine propose des assemblages : une entrée de gamme, en pinot-merlot, «La Pressée», un Dézaley rouge «Grande Cuvée», en merlot avec un peu de syrah, et, à l’inverse, la «Cuvée Louis», à majorité syrah, avec une touche de merlot, de Saint-Saphorin. Le tout élevé en barriques : un parc de 400 fûts où sont affinés les vins. Pourquoi avoir renoncé au monocépage, alors qu’on avait goûté un remarquable merlot pur? «J’ai créé un type de rouge que les gens apprécient beaucoup», répond sobrement celui qui distribue ces vins à 80% en Suisse alémanique. Et le concepteur de ses étiquettes, Michel Logoz, son aîné (d’une courte longueur…), considère ces assemblages comme «les meilleurs vins rouges vaudois».

…et retour au chasselas !

Ces expérimentations en cave, suivies depuis trente ans par un consultant des Côtes-du-Rhône, sur les levures et l’élevage, Louis-Philippe Bovard les applique aussi au chasselas. Car, malgré sa diversification, son domaine de 18 hectares, avec l’apport de la vendange de son frère et de sa sœur, reste à 70% dédié au cépage blanc local. «Pour garder de l’acidité au chasselas, j’ai proposé de l’Epesses, puis du Saint-Saphorin, sans la deuxième fermentation, la malolactique. Puis, finalement, du Calamin, qui a plus de structure : ce dernier choix ne s’est jamais démenti en 30 ans !» C’est l’«Illex», élevé en fûts anciens et en fûts neufs, tandis qu’un Saint-Saphorin, appelé «Fumé», passe en bois neuf. Son étiquette-phare reste le Dézaley La Médinette, un classique qui fait partie du «trésor» de la Mémoire des vins suisses, rassemblant l’élite des vins du pays. (via le lien, des commentaires de dégustation des millésimes de 1999 à 2016, régulièrement mis à jour et dont plusieurs sont signés par moi)

Louis-Philippe Bovard à Tokyo, en 2013: il a exporté, surtout à New York, des chasselas, et notamment d’anciens millésimes…

Le «baron du Dézaley»Louis-Philippe Bovard figurait, en 1994, parmi les fondateurs de La Baronnie du Dézaley, groupement de producteurs attachés à la qualité supérieure de ce terroir exceptionnel en balcon sur le Léman — a poussé le bouchon encore plus loin… La Mémoire et la Baronnie sont basées sur un axiome que le producteur résume : «Les grands vins se justifient dans la mesure où ils ont un potentiel de vieillissement.» Encore faut-il le démontrer avec le chasselas…

Aujourd’hui, les «vieux chasselas» sont à la mode. Pourtant, à vue humaines, ils proviennent d’une seule forme de chasselas, tirée du «fendant roux», la «haute sélection» mise au point par les chercheurs des stations fédérales en 1945. «Après son introduction et le gel de 1956, en moins de dix ans, tout le vignoble vaudois a été reconstitué avec du fendant roux.» En 60 ans, les choses ont changé : transformation de la culture du vignoble, baisse des rendements en accord avec le fléchissement de la consommation du chasselas, réchauffement climatique… «Avec François Murisier, l’ancien patron des essais viticoles à Changins, j’avais suivi l’étude des terroirs et des climats. Les scientifiques avaient aussi une collection de vieux plants de chasselas à Pully. En 2008, on a présenté un projet de Conservatoire du chasselas à un concours des Retraites populaires. Et on l’a gagné !»

Sélectionner et replanter de nouveaux biotypes

Ce fut un tournant majeur dans la recherche autour de la pérennisation du cépage lémanique. Dix-neufs «biotypes», des clones en réalité, du cépage d’origine lémanique ont été plantés à Rivaz et cinq a plus large échelle, vinifiés séparément dès 2012 et dégustés en comparaison avec l’omniprésent «fendant roux».

Ce qui est valable pour Lavaux l’est-il pour La Côte ? Chez Laura, fille de Raymond Paccot, à Féchy — autre membre d’Arte Vitis et de la Mémoire des vins suisses —, on récoltera et vinifiera, cet automne, les premiers raisins d’une répliquedu Conservatoire de Rivaz, cultivée en biodynamie, sur une parcelle enherbée du Petit Clos, à Mont-sur-Rolle.

Et le travail continue : aujourd’hui, près de 300 clones de chasselas intéressent les chercheurs. Louis-Philippe Bovard en a déjà tiré une application pratique. Les essais de vinification à Rivaz, sur six millésimes, ont montré que deux clones de chasselas donnent des résultats intéressants : le «bois rouge» et le «giclet». Le producteur en a donc planté 15’000 pieds issus de sélection dite massale. Il a mis en bouteille un premier lot de 1500 flacons d’une cuvée «Bois rouge» de Villette 2018. Il devrait doubler la mise avec le 2019. Et proposer le résultat d’un hectare et demi en 2020. Et peut-être, pour cet amoureux de la typologie des terroirs, de trois lieux de production différents, Villette, Saint-Saphorin et Epesses.

«Un chasselas avec fermentation malolactique qui garde toute sa fraîcheur, moi j’y crois», martèle le visionnaire qui a presque tout essayé dans le vignoble de Lavaux. Un «baron» qu’assistent désormais deux Fabio(s), Penta, pour la vinification, et Bongulielmi, pour la commercialisation et la relance de l’export. Le domaine travaille avec six vignerons «à la tâche», sous la coordination du vigneron rompu à l’exercice, Pierre Fontannaz. Et la pérennité du domaine sera assurée par une fondation, présidée par le «baron» lui-même, qui, soit dit en passant, n’a jamais effleuré le clavier d’un ordinateur, avec son épouse, Anne-Christine, de huit ans sa cadette.*

Arracher 300 hectares et adhérer au système AOC bourguignon

On l’a dit: Louis-Philippe Bovard a souvent une idée d’avance. Lui qui a connu les crises de 1946, 1960, 1982, 1999, «aux causes diverses, mais aux mêmes effets, soit une production non adaptée à la consommation».

En pleine crise du Covid-19, en mars 2020, il a écrit au Conseil d’Etat pour lui proposer un «plan d’équilibrage» du vignoble vaudois sur 5 ans. Il plaide pour une réduction des quotas à 800 g/m2 «avec maintien des prix». L’Etat de Vaud a penché pour des quotas 2020 à 1 kg au m2 pour le chasselas sur la majorité du vignoble et 800 g au m2 pour les cépages rouges. Les vignerons-tâcherons devraient renoncer à la prime à l’intéressement à la récolte. Le canton prendrait en charge la taxe de l’OVV (dont les propriétaires et vignerons sont libérés pour 2020…). Mise en place d’un blocage de financement de la récolte à taux zéro dès le mois de mai (au taux identique à celui des avances faites par la Confédération dans le cadre du Covid-19).

Le baron de Cully propose d’arracher 300 hectares du vignoble (un peu moins de 10%), contre un paiement par l’Etat de 15 francs par mètre carré, soit une prime à ceux qui ne récolteront pas en 2020 et 2021. Enfin, «une refondation des AOC vaudoises par analogie au système bourguignon, euro-compatible».

On pourrait s’imaginer que la crise structurelle et conjoncturelle de 2020 ouvrirait les esprits, mais la base des vignerons vaudois, selon notre sondage, n’est pas prête à discuter d’un nouveau régime des AOP – IGP.

*Version longue d’un article paru en juillet 2020 dans le magazine Regards, des palaces de la Fondation Sandoz (Beau-Rivage Palace, Lausanne-Palace, etc.) et de la banque Landolt & Cie, complété par les infos actualisées de L.-P. Bovard.

©thomasvino.ch