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Posted on 11 décembre 2020 in Tendance

«Escargot rouge»:  une relance osée des rouges vaudois

«Escargot rouge»: une relance osée des rouges vaudois

Le 1er septembre 2021, la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois (CIVV) entend lancer un vin rouge pour tous les vignerons à destination d’une nouvelle clientèle, principalement suisse alémanique. L’idée qui gêne les «puristes», c’est le reste de sucre laissé dans ces vins rouges, une «amabilité» qui plaît à la majorité des consommateurs, selon une étude de marché.

Par Pierre Thomas

D’accord ! On ne pourra pas dire que la CIVV n’a rien tenté… Avant même la Covid 19 — qui n’a rien arrangé — et la «petite année 2020» — en quantité, surtout pour les rouges, mais pas en qualité, remarquable ! — elle a mandaté de jeunes consultants vaudois.

Le but : face à des stocks de vins rouges vaudois estimés à 18 millions de litres (un peu plus de deux ans d’une consommation moyenne de 7 millions de litres), faire consommer davantage de rouge vaudois. 560 personnes ont été sondées, représentative des consommateurs suisses. Verdict sans appel : seuls 5 à 10% des sondés connaissaient «le vin rouge vaudois». Pour les 90 à 95%, il leur était ou parfaitement inconnu ou avait mauvaise réputation. Des chiffres ont été étudiés : même en pays de Vaud, le vin rouge le plus acheté est la… dôle valaisanne (le vin le plus connu de Suisse, certes en perte de vitesse, mais que les «grandes maisons» veulent relancer sur un mode assez proche de l’opération vaudoise).

Boum, badaboum, voilà les études!

Pour s’atteler à la tâche, et construire un «business model», il a été fait appel à des agences zurichoises. Elles ont mis au point un concept (nom du vin, choix de la bouteille, packaging ad hoc) et, surtout, ont fait tester le produit par un institut. Un «test consommateurs» a convoqué des groupes, au total 181 consommateurs, avec une majorité de clients potentiels immédiats, soit des 40 – 65 ans (110), plutôt que des 25 – 39 ans (71) et 58% d’hommes face à 42% de femmes. Deux tiers étaient de Suisse alémanique et consommaient du vin au moins une fois par mois. Ils ont pu déguster cinq vins «rouges» à l’aveugle, sans connaître l’origine des vins. Il s’agissait de quatre assemblages représentatifs du vignoble vaudois préparés avec du sucre résiduel variable (de sec à 5 et 10 g.) et plus ou moins boisés et un Primitivo de Manduria vendu à 12.95 fr. par la Coop (et contenant 11,5 g de sucre résiduel). Les consommateurs n’ont été confrontés ni à une Dôle «souple», ni au Piacere, vin de pays du groupe Schenk (lire plus loin).

Une préférence marquée pour le goût sucré

La version «original» à ne pas vendre sous 10 fr.

Deux échantillons vaudois sont sortis en tête, chez les Alémaniques comme chez les Romands : les consommateurs qui achète leur vin en grande surface ont préféré l’échantillon B et les «connaisseurs» le E. Le vin italien est arrivé au 3ème rang. Cumulés, 95% des testeurs/trices ont assuré être prêt à acheter l’un ou l’autre vin. Les deux vins, élaborés par la Cave de La Côte, ont servi d’étalon pour établir un cahier des charges, pour une gamme «original» (avec plus de sucre, soit l’échantillon B) et une gamme «sélection» (moins de sucre, plus de corps et de bois, soit l’échantillon E).

Nom du vin et packaging ont été soumis aux sondés. «Escargot rouge» est sorti, notamment chez les Suisses alémaniques, plutôt que «D’ici» ou «Nou-Vaud», autres noms proposés.

Ce genre de «test consommateurs» ont peu été appliqués jusqu’ici dans le monde du vin suisse. Changins travaille actuellement d’une manière semblable sur les rosés (étude publiée) et le chasselas (en cours).

80 caves vaudoises ont dit «oui»

Les tenants et aboutissants de ces études ont été présentés aux 25 caves vaudoises impliquées dès le départ dans la démarche et à 55 autres caves de toute grandeur, qui ont montré leur intérêt, après que les consultants vaudois ont pris leur bâton de pèlerin pour les convaincre chez eux, l’un après l’autre (visite de 120 producteurs sur 320 recensés).

La version «sélection»: haut de bouteille doré, bandeau d’étiquette doré, escargot moins baveux… au prix de 16 fr. au moins

Il a fallu convaincre les régions viticoles d’abandonner un centime de la rétrocession de la redevance obligatoire dévolue à l’Office des vins vaudois. L’obligation d’embouteiller le vin, étiqueté de la même façon pour tous, mais avec mention claire du producteur, dans un flacon estampillé d’un escargot moulé sous le goulot, permettra de financer en partie l’opération, puisque 25 ct par bouteille seront injectées dans le projet. Jusqu’ici, 160’000 francs ont été investis dans l’opération (sans une bouteille vendue). Les vins doivent répondre aux exigence de l’AOC Vaud, ce qui implique la possibilité de chaptalisation, le coupage de millésime à hauteur de 15% et le coupage avec 10% de vin rouge non vaudois.

La première année, avec des vins du millésime 2018 pour commencer, 200’000 bouteilles devraient être mises en marché dès le 1er septembre. Auparavant, les vins auront passé par une évaluation des commissions de dégustation Terravin, mais cette épreuve ne constituera pas une labellisation avec le médaillon doré propre à cette «marque de qualité».

Cinq questions qui dérangent

1) Un vin «fabriqué»… sur mesure ?

Laisser du sucre dans un vin rouge n’est pas anodin: c’est même bien plus compliqué que sur du vin blanc! La technique la plus simple est l’utilisation de «moût concentré rectifié» (MCR) qui permet de «doser» le sucre avant la mise en bouteille — comme le font les Champenois avec leur «liqueur d’expédition». Mais le MCR est interdit dans l’AOC Vaud.

Sinon, il faut bloquer la fermentation, par le froid ou l’ajout de sulfites (SO2), pour que tout le sucre ne fermente pas, puis filtrer de manière stérile, pour éviter une re-fermentation en bouteille (au mieux, un vin rouge légèrement pétillant, au pire avec des déviations aromatiques…), et/ou ajouter un agent anti-fermentaire autorisé.

On peut aussi élaborer un vin avec du sucre résiduel (par exemple avec du raisin passerillé) et l’assembler à la dose voulue au vin rouge sec de base…

Autant d’opérations difficilement maîtrisables pour un «petit vigneron».

2) Un «escargot» (déjà) parti trop tard ?

Sans compter que pour le millésime 2020, la tournée des caves par les instigateurs du projet «Escargot rouge»arrive trop tard: les cuves de vin rouge ont déjà fermenté!

Et puis, des vins du type envisagé existent déjà sur le marché suisse… Provins-Valais, avec la gamme Apologia, propose des vins adaptés aux consommateurs qui apprécient les vins «souples». Il y avait déjà Dolce Vita, que le groupe vaudois Schenk a rebaptisé Piacere, et, avec, dans un style dit «moderne» assez proche, Ancora, vendus au même prix que le créneau visé par l’Escargot rouge «Original» (10 fr. au moins) et «Sélection» (16 fr. au moins).

Les vins de Provins et de Schenk sont étiquetés en «vin de pays», qui ouvre la porte à des vendanges plus généreuses, hors périmètre cantonal, et, surtout, à la possibilité de corriger le vin par du MCR. Rappel, ni sucre restant, ni utilisation du MCR ne sont mentionnés sur l’étiquette.

Et n’oublions pas la dôle, AOC Valais, qui étudie un projet pour la «rebooster». Les Vaudois sont de fait en concurrence avec les Valaisans sur le marché suisse, et même vaudois où elle est le rouge le plus vendu…

3) Une atteinte à l’AOC ?

Provins-Fenaco et Schenk, de grandes caves leaders dans leurs cantons (Valais et toute la Suisse romande, de Genève au Valais pour la seconde), distinguent leurs vins d’entrée de gamme en Vin de pays et non en AOC. Le consommateur, paraît-il, n’en aurait rien à fiche… Mais cette manière de voir anticipe le système à trois étages européen des AOP et IGP et un possible «vin de Suisse» avec une matière première de Mendrisio à Satigny.

Sous sa nouvelle direction, le groupe Schenk met de l’ordre dans ses gammes : des vins suisses courants, des marques «premium» (Les Murailles, AOC Chablais) et des domaines de prestige, qui vont jusqu’au 1er Grand Cru vaudois. «Escargot rouge» prétend à l’AOC alors qu’il aurait pu avoir le statut hybride du «goron» valaisan, «dénomination traditionnelle» qui toutefois «ne peut être accompagnée d’aucune référence géographique».

Si les consommateurs n’y comprennent rien aux mentions d’origine, pourquoi ne pas se contenter de la marque «Escargot rouge», dûment protégée et réservée à ce vin rouge vaudois, sans mention de l’AOC ?

4) Un projet taillé pour les gros opérateurs?

La CIVV, de par son statut, est «condamnée» à élargir son projet de relance du vin rouge vaudois à toute la profession. Dont acte… Mais un tel vin de marque dite «ombrelle» correspond à une image de «grande cave», un peu comme la cuvée Mythique du Sud de (la) France. Une alliance de caves volontaires, sur une structure neutre d’assainissement des stocks, par exemple, aurait pu prendre en charge ce produit, qui nécessite des précautions œnologiques, plutôt que d’«embarquer» de «petits vignerons». Certains, parmi les plus réputés, n’ont, du reste, pas l’intention de produire ce vin, malgré la promotion et les aides à la clé…

5) Le «petit vigneron» se tire-t-il une balle dans le pied ?

Quel intérêt un «petit vigneron» possède-t-il à devoir vendre un vin qu’on trouve en supermarché, clé du succès commercial à grande échelle de ce «vin rouge vaudois» auprès des consommateurs populaires les plus enclins à acheter l’«original» à 10 – 12 francs ? Et, en cas de succès, quand ce «nouveau client» alléché et amadoué trouvera qu’au fond, ce vin «aimable» est bien meilleur et moins cher que la gamme traditionnelle des vins rouges que le même artisan-vigneron s’évertue à «faire secs», millésime après millésime ?

Ne proposera-t-on que du vin «légérement doux» au nom du «goût du consommateur», comme ces «vins des Pouilles» rejetés par de fins palais de vigneronnes suisses ?

Courage, amis artisans, et, parfois, artistes du vin ! Faut bien vivre, hein, par le mauvais temps qui court !

C’est le moment de ressortir notre légendaire Père Noël, qui «boit rouge»:

Joyeux Noël et bonnes fêtes 2020!

©thomasvino.ch