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Posted on 10 janvier 2005 in Vins suisses

Vaud — Au Daley, les potions de l’apothicaire

Vaud — Au Daley, les potions de l’apothicaire

Les bonnes potions de l’apothicaire
Après quelques tracasseries administratives, Marcel Séverin, propriétaire du groupe de «drugstores» Sunstore, a pu acquérir le Domaine du Daley, sur Lutry, complété par d’autres vignes de Lavaux, soit 9 hectares. Il y a installé son fils et entend développer la vente en bouteilles à grande échelle. Mais cet achat est d’abord un coup de cœur.
Par Pierre Thomas
«Je suis un impulsif, un intuitif. Une affaire, pour moi, c’est oui ou non. Et après, j’assume!» A 60 ans tout rond, Marcel Séverin n’a rien perdu de son punch. Après le rachat du Domaine du Chêne sur Bex par la branche privée de la caisse-maladie Assura, on pourrait croire que la santé se porte au chevet du vignoble vaudois… Surtout que le patron d’Assura, Jean-Paul Diserens, est un ami de Marcel Séverin. Pourtant, «cela n’a rien à voir», confirme le patron de la chaîne de pharmacies. On le croit volontiers. Car l’épisode — une opération qui flirte sans doute avec les dix millions de francs — est un peu un conte de fées. Et un retour aux sources.
Né au domaine
En effet, c’est là, sur ce balcon du Léman, dominant Lutry et regardant au sud-est, qu’est né Marcel Séverin, il y a soixante ans. Son père avait dû quitter son Valais natal, la région de Conthey et le hameau de Saint-Séverin, pour, orphelin de père, gagner sa croûte dans le travail de la terre, en 1934. A l’époque, le domaine, qui partage avec ceux des Faverges, appartenant à l’Etat de Fribourg, et de la Ville de Lausanne, le privilège de remonter au Moyen-Age et d’être d’un seul tenant, faisait partie du Chapitre de Saint-Nicolas, à Fribourg. En 1937, il fut cédé à la famille Bujard, dont le descendant, Paul, est resté aux commandes jusqu’en juillet passé. Distant du négoce familial, qui a connu diverses péripéties liées à la défunte Société vinicole de Perroy, et est devenu aujourd’hui une marque du groupe Schenk à Rolle, ce futur retraité a su développer sur son domaine quelques «spécialités» comme le chardonnay (élevé en barriques), le sauvignon blanc, le pinot noir, le gamaret et le plant robert. Mais à l’époque du jeune Séverin, il n’y avait que du blanc…
Une vieille histoire
Né à Lavaux, le patron de Sunstore, installé dans les environs de Morges, rêvait d’y revenir. Ainsi, il a d’abord racheté le petit Domaine de La Mouniaz, à Chenaux, et son beau pressoir à palanche (une vis entraînée par une poutre crantée). Puis il a repris quelques «fossoriers» (l’unité de mesure vaudoise) au fils de Claude Massy, du côté de Saint-Saphorin. Et quand il a su que Paul Bujard entendait se retirer, il a jeté son dévolu sur le Daley.
«Je reconnais des gars qui travaillent ici et qui sont le portrait craché de leur père que j’avais connu à l’époque…» Marcel Séverin montre ses photos de famille, où l’on voit, au début des années cinquante, deux gamins en culottes courtes se demander pourquoi un avion rase le toit : réponse, pour une photo aérienne qui trône dans l’ancienne salle du pressoir du Daley, juste à côté d’une cave à foudres de chêne traditionnelle. A cette époque, la terrasse et sa treille, où a été plantée, en 1989, la «vigne du Conseil fédéral» (15 plants de chasselas, 14 de chardonnay et 12 de pinot noir), inaugurée par Jean-Pascal Delamuraz, n’était qu’un jardin potager.
«A chacun son métier!»
Le patron de Sunstore va s’installer dans la villa déjà construite en prolongation du vieux bâtiment. Mais le voilà aussi à la tête d’une petite dizaine d’hectares de vignes bien situées. La loi oblige son fils, Cyril, 30 ans, titulaire d’un diplôme de marketing, à accomplir un apprentissage de viticulteur, à Marcellin-sur-Morges, dès cet automne et pour deux ans. «Je ne vais pas changer une équipe qui gagne. Chacun doit maîtriser son métier, à la vigne, en cave et à la distribution. Et si on veut une pérennité, il faut l’assurer sainement. L’avenir du Domaine du Daley n’est pas le mien», confie le père.
Le chasselas reste ici largement majoritaire, à plus de 75%. «On va replanter du merlot à Saint-Saphorin, dans le bas du coteau. Mais le chasselas, quand on a bu plus que de raison, passe toujours. La bouteille de trop, c’est lui… L’autre soir, on a éteint les feux du Festival de jazz de Montreux avec une bouteille de notre blanc», claironne le fils. Relève assurée.

Eclairage
Les vignerons ont besoin des hôteliers

S’il y a une chose qu’il sait faire, Marcel Séverin, c’est vendre. Ses 66 points de vente, employant 1300 personnes, dégagent un chiffre d’affaires de 260 millions de francs. Ayant «dépassé la taille critique en Suisse romande», Sunstore va s’attaquer au marché alémanique. Société anonyme, la chaîne, fondée il y a 32 ans à Sion, appartient entièrement à son PDG.
Pas question de laisser au hasard la commercialisation des vins du Daley. Jusqu’ici, près des deux tiers partaient en vrac. Cette année déjà, l’objectif est d’embouteiller 70'000 flacons. Marcel Séverin, propriétaire-encaveur, n’hésite pas à faire jouer ses relations. Du chasselas du Daley sera servi à deux soirées des parfums Dior, à Zurich et Lausanne, alors que, d’habitude, la marque du groupe LVMH sabrait le champagne «maison». Marcel Séverin n’hésite pas à dire qu’il va faire jouer son réseau de fournisseurs. Et ce libéral, au sens économique, revendique que «l’Etat ne verse plus de subsides, mais lève les entraves».
Il fulmine aussi de voir que les milieux du tourisme ne se battent guère pour les vins suisses. «Les hôteliers et restaurateurs devraient avoir des bulletins de commande à donner aux clients qui ont apprécié un vin et pouvoir le faire livrer dans les voitures des touristes. Nous, les vignerons, nous devrions être les ambassadeurs de la Suisse!» Marcel Séverin fera-t-il mieux que les autres, endormis par un bon demi-siècle de protectionnisme? Il est attendu «au contour», comme on dit à Lavaux, qui n’en manque pas.

Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue, Berne, en août 2004