Vins suisses — Les vignerons suisses condamnés à se restructurer
Par Pierre Thomas
Petit à petit, l’idée de ne pas produire plus que ce que peuvent boire les Suisses fait son chemin. Sous-jacente quand Berne, en 1993, limita la production par les «quotas fédéraux», cette stratégie s’impose aux producteurs. Aujourd’hui, dans une économie de marché où les prix sont dictés par quatre ou cinq groupes d’acheteurs, qui représentent les grandes surfaces où s’écoule 70% du vin, adapter l’offre à la demande paraît la seule issue possible.
Changer l’état d’esprit
La prise de conscience de cet enjeu économique tombe au moment du désengagement de l’Etat vis-à-vis de l’agriculture, en respect des accords du GATT. Cette nouvelle donne a obligé toute la filière viti-vinicole à se mettre à la même table et à discuter de ses problèmes au sein d’une interprofession, déclinée aux niveaux fédéral, cantonal et régional.
«Désormais, c’est aux vignerons eux-mêmes de prendre leurs décisions. Ca n’est pas facile de convaincre tout le monde. Il faut changer tout un état d’esprit. Certains préféreraient que ce soit l’Etat qui le fasse à leur place», explique Jean-Claude Vaucher, le président de la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois, et directeur général de Schenk SA, à Rolle.
Depuis longtemps, les 52 négociants, les 15 coopératives et les 750 vignerons-encaveurs vaudois ont pris l’habitude de discuter des enjeux du monde du vin, sans tensions apparentes. Tout autre est le cas du Valais. Avec ses 22.000 propriétaires, le Vieux-Pays ne s’est pas encore rangé à l’ordre nouveau du travail de la terre, un monde indiscutablement plus professionnel. Directeur de Provins, qui encave le quart de la vendange valaisanne, Jean-Marc Amez-Droz regrette «l’absence de solution à moyen et long terme» de la part d’une interprofession qui peine à se mettre en place.
Une affaire de pro
Face au front uni des acheteurs qui font la loi, la viticulture suisse ne laisse plus de place à l’amateurisme. En Valais, la prise de conscience de ce phénomène nouveau est «une affaire de mentalité», estime le président des vignerons, Christian Broccard.
Qui va encore pouvoir vivre du produit de la vigne au siècle prochain? «Les commerçants et les propriétaires-encaveurs dont le nombre ne va pas cesser d’augmenter», pronostique M. Broccard. «Les fournisseurs de vendange, eux, vont disparaître: on ne peut plus vivre de la culture du raisin!» Reste la masse des «viticultures à temps partiel» ou «du dimanche». En Valais, 40% du vignoble (soit 2000 ha) sont concernés. «Lorsque le kilo de raisin était payé 4,50 francs et que la production n’était pas limitée, beaucoup de propriétaires étaient heureux de ce revenu accessoire», constate Pierre-Yves Felley, le secrétaire de la Fédération suisse des vignerons. «Mais demain, quand le kilo sera payé en fonction du prix du vin fixé par le marché, qui sera encore d’accord de perdre son temps à la vigne?», se demande M. Felley.
Le raisin à la valeur résiduelle
Car la pression sur le prix du raisin poussée jusqu’à ne payer la matière première qu’à sa «valeur résiduelle» — en remontant la chaîne du commerçant au producteur — seul le canton de Genève l’a connue jusqu’ici: en blanc, le prix payé pour un kilo de chasselas dépasse à peine 2 francs, en rouge, pour le gamay, il frise 1,50 francs…
Certes, les coûts de production sont inférieurs de moitié à Genève (moins de 30’000 francs l’hectare) par rapport aux vignobles en terrasse de Lavaux ou du Valais (plus de 55’000 francs l’hectare), mais une baisse des prix généralisée aurait des conséquences économiques graves. «Comme la moitié des travaux d’une exploitation sont généralement exécutés par la famille du vigneron, baisser les prix revient à dire qu’on diminue directement le revenu des vignerons», constate Pierre-Yves Felley.
A la tête d’UVAVINS, les coopératives de La Côte vaudoise, Thierry Walz ne le conteste pas. Dans l’appellation Morges, la plus vaste du canton de Vaud, le prix du raisin a baissé de 3,20 francs à 2,80 francs en dix ans, de 1988 à 98, soit de 30% en chiffre nominal, sans tenir compte du coût de la vie. «Toute la production agricole suisse a privilégié la petite exploitation familiale durant un demi-siècle. Et aujourd’hui, brutalement, on vient dire à ces petits producteurs: vous n’êtes pas compétitifs. Il est dommage que le discours agricole n’ait pas été plus clair plus tôt!», déplore Thierry Walz.
Vers une bipolarisation
Comme d’autres secteurs économiques, la viticulture paraît s’acheminer vers un monde à deux vitesses. D’un côté, de grandes exploitations, regroupées, mécanisées où faire se peut, organisées avec des ouvriers, de l’autre, de petites exploitations.
Cette bipolarisation était bien présente, l’autre jour à Sion, lors d’un débat organisé dans le cadre de Sion – Expo. D’un côté, le discours économique de Provins, adressé à une galerie de producteurs à l’âge avancé. De l’autre, le dynamisme manifesté par les meilleurs parmi les propriétaires-encaveurs valaisans. Pour Didier Joris, de Chamoson, «le producteur conscient a déjà fixé les limites quantitatives et qualitatives dans lesquelles il peut évoluer.» Ne réussit pas qui veut: «On lui demande des aptitudes de haut niveau: il doit être un pro dans la vigne, un pro dans la cave et un excellent commerçant». Peu importe, alors, la fixation du prix de la vendange, qui empoisonne le dialogue d’une future interprofession valaisanne. Seuls comptent le marché et la niche dans laquelle s’installe un propriétaire-encaveur, fort de ses spécialités, chardonnay en barriques ou petite arvine surmaturée. Pour ceux-là, des vignes à louer, délaissées par les «vignerons du dimanche», sont un bon moyen pour accroître le potentiel du domaine en limitant les risques financiers.
La vente directe paie
Pour le président de l’Association suisse des encaveurs (530 membres), Michel Duboux, d’Epesses, «on est sur le fil du rasoir. Tout ceux avec qui on travaille ont serré les boulons. Notre revenu, à Lavaux, a baissé avec l’introduction des quotas fédéraux. Il faut encore passer le cap de 2001 et la libéralisation effective de l’importation des vins blancs. Je pense que si on travaille seul et en famille, on pourra donner le tour. Surtout, il faut mettre l’accent sur l’accueil, aller au-devant du client, même en salopettes».
Aujourd’hui, le réveil est difficile, notamment pour ceux qui ont vendu en vrac. «On a négligé la vente directe et certains se retrouvent pieds et poings liés à des acheteurs en gros qui dictent leur prix», explique Pierre-Yves Felley.
Faute de mieux, pour le vigneron, «small is beautiful» paraît la meilleure piste pour aborder le troisième millénaire. C’est vrai en Suisse, mais ailleurs aussi, comme le rappelait Dominique Favre, le chef de l’Office de la viticulture du canton de Vaud à l’inauguration de l’exposition Arvinis, à Morges, en citant un observateur français: «Le fait majeur du proche avenir, c’est la concurrence exacerbée qui va se produire sous la pression du vin au robinet de la cuve et sous la dépression du portefeuille d’une masse de producteurs. Le peloton des vins va s’étirer avec, en tête, la victoire des meilleurs, conjuguant qualité, volontarisme et marketing». Une citation du début des années 90, en Champagne. En Suisse romande, on est, aujourd’hui, en plein dedans.
Eclairage
Selon la BCV, trop d’encaveurs vaudois
«Dans le Pays de Vaud, ces prochaines années, deux ou trois entreprises d’encavage vont fusionner ou disparaître. Il restera quatre ou cinq gros encaveurs.» Tel est le pronostic de Daniel Crausaz, directeur général de la Banque cantonale vaudoise (BCV). A part quelques cas «manifestes» de surendettement de domaines dû à l’achat de vignes à des prix sans commune mesure avec la valeur de rendement, dans les années 80, c’est ce secteur intermédiaire qui souffre le plus, aujourd’hui. Pour plusieurs raisons. D’abord, il y a surcapacité d’encavage, qui date d’avant la limitation de rendement à la vigne. Ensuite, ces maisons, qui travaillent traditionnnellement avec des fournisseurs de vendanges, «faisaient la banque pour les vignerons» et absorbaient la vendange que ceux-ci ne pouvaient ou ne voulaient pas commercialiser eux-mêmes. «Ces encaveurs n’ont pas pu répercuter la baisse de prix de vente du vin sur la production, constate M. Crausaz. Elles sont condamnées à l’équilibrisme et doivent jouer un jeu serré si elles veulent garder leurs fournisseurs et continuer à les payer.» Aujourd’hui, la BCV qui, par absorption des autres banques vaudoises, se trouve de fait en première ligne, ne finance plus le renouvèlement d’installation d’embouteillage. «Il doit y avoir regroupement et optimisation des installations existantes. Nous sommes clairement restrictifs», explique Daniel Crausaz (réd: ce directeur perdra son poste au changement de direction de la BCV en 2003).
Dossier paru dans l’hebdomadaire Terre & nature, en mai 1999
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