Un millésime 2011 contrasté en Suisse
Pour les amateurs de vins suisses, mai est le mois des «caves ouvertes». La région des Trois-Lacs et la Suisse alémanique les ont déjà vécues, début mai. Reste Genève, le Valais, Vaud et le Vully, et le Tessin. Coup de sonde sur les premiers vins de 2011 à déguster.
C’est quoi un «millésime», une année viticole? D’abord un concentré de météo. Le réchauffement climatique s’exprime bel et bien par cette plante qui réagit au quart de tour à la météo, la vigne. 2011 en est un parfait exemple. «On a connu l’été au printemps et l’hiver en été», résume le Vaudois Raoul Cruchon. «On a frôlé la catastrophe. La vigne ne savait plus à quelle saison se vouer!». (Ci-dessous, Michel et Raoul Cruchon, photo Hans-Peter Siffert, Mémoire des vins suisses)
Quantité… et qualité
La plante avait démarré sur les chapeaux de roues, avec des records de précocité historiques pour le chasselas. Heureusement, la fleur a bien passé: c’est une étape capitale, après la période des redoutés «saints de glace» (Mamert, Pancrace et Servais, les 11, 12 et 13 mai). Ce passage-clé détermine deux paramètres, souvent antinomiques, la qualité et la quantité.
La qualité, parce que la coulure et le millerandange (grappes mal formées en raison d’une floraison aléatoire) obligent au tri systématique de la vendange. La quantité, parce que, en 2011, même le froid de juillet et les «vendanges en vert», n’ont pu empêcher une récolte abondante. Il faut dire qu’aucune maladie (oïdium, mildiou), qu’aucun accident climatique (telle la grêle) n’est venu perturber le cycle végétatif. En 2011, la Suisse affiche une vendange plus généreuse de 8,6% en quantité qu’en 2010. Fribourg est exactement dans cette moyenne. Le Valais, plus grand canton viticole, affiche + 8,9%, Vaud, le deuxième, + 7%, et Genève, + 11,8%. Ce trio de cantons romands fournit à lui seul 70% du vin suisse.
2011? Entre 2009 et 2010
La qualité des vins reflète cette météo changeante. Chaude, 2009 avait donné les vins rouges les plus concentrés de l’histoire des vins suisses et, fraîche, 2010, des blancs vifs et acidulés. 2011 devrait se situer entre les deux, avec des blancs expressifs, surtout si, comme en 2009, les vignerons ont renoncé à la deuxième fermentation (la «malo»), et des rouges fruités et tanniques à la fois, qui n’auront toutefois pas le volume des 2009. Mais attention: il est un peu tôt pour les juger. Trop souvent encore, les vins suisses sont victimes de la précipitation tant pour les blancs, traditionnellement mis en bouteille tôt dans l’année, que pour les rouges. L’élevage en barriques décale la dégustation: aux caves ouvertes 2011, on pourra donc déguster surtout les rouges 2010.
Il n’empêche, certains vignerons ont déjà mis leurs 2011 en bouteilles, à l’image d’Yvon Roduit, dans sa nouvelle cave de Fully (VS) : «Pour moi, c’est le meilleur des cinq derniers millésimes. La fraîcheur estivale a maintenu l’acidité. Et l’automne, magnifique, a permis de parfaire la maturité des tanins». Pour preuve deux rouges en cuves, une syrah Les Epalins explosive, poivrée, et un cornalin, cépage tardif, d’une grande pureté de fruit, très cerise noire. Les blancs sont «splendides», dit-il, en faisant goûter pas moins de trois arvines, toutes différentes…
Non loin de là, à la Cave Ardévaz, transférée de Chamoson à Saint-Pierre-de-Clages, où le décès subit de Michel Boven, à la fin des vendanges 2010, avait suscité un choc, sa veuve Rachel a confié l’élaboration des vins à l’œnologue Rodolphe Roux. Il a choisi de ne faire aucune malo sur les blancs et, pour déjouer un blocage de maturité sur l’humagne rouge, a coupé la branche à fruit. Résultat, des vins frais et fruités, bien typés de leur cépage.
Des vins blancs élégants
A Satigny (GE), Didier Cornut, l’œnologue du Domaine du Paradis, est aux anges avec son aligoté: «Il exprime la fraîcheur, la finesse et l’élégance, soit les caractéristiques du millésime en blanc.» Le bel automne a permis de jouer sur les dates des vendanges : «Sur les blancs, on a une meilleure fraîcheur qu’en 2010». Ce grand domaine (400’000 bouteilles, moitié blanc, moitié rouge) est connu aussi pour ses rouges : «Il n’y a pas eu besoin d’aller chercher de l’extraction, et ça a parfaitement convenu au merlot. Les rouges seront un peu moins puissants que les 2009, mais plus fruités», confie le vinificateur, qui signe des vins aussi exotiques, sous nos latitudes, que du primitivo-zinfandel, du sangiovese ou de la grenache.
Retour sur la Côte vaudoise, chez le triple champion suisse du vin bio (avec son johanniter blanc), Reynald Parmelin, à Begnins : «Cela fait trois années de suite qu’on frise le code avec des vins blancs titrant 13 à 13,5% d’alcool naturel; ça fait beaucoup! Pour les rouges, on a pu aller chercher de grandes maturités sur le gamaret et cueillir les raisins juste avant qu’ils flétrissent. Mais il faut leur laisser du temps pour que les tanins s’assouplissent. 2011 sera une année de garde», avertit l’œnologue vaudois.
Son (presque) voisin des hauts de Morges, Raoul Cruchon, rappelle: «Dans les années climatiques perturbées, les blancs s’en sortent souvent mieux que les rouges.» Il salue aussi un «millésime plus détendu que 2010» et se dit «déçu en bien» des rouges, encore en élevage. Mais sa fierté, c’est un chasselas élevé en biodynamie selon le cahier des charges du label Demeter. Son Mont-de-Vaux 2011 sans apport d’enzymes, utilisés dans l’œnologie moderne sur le moût en début de fermentation, au nez exotique, de mangue, de pêche de vigne, exprime une grande persistance aromatique. La famille Cruchon oubliera sans regret le millésime 2010: un quart de la production, soit 60’000 bouteilles, n’a pu être mise sur le marché en raison d’un incendie au dépôt du stock.
Le Vully au diapason vaudois
Et le Vully? Réuni sous une seule appellation d’origine supracantonale, il ouvrira ses caves en même temps que les vaudoises, à la Pentecôte. Comme le salon Vullyssima n’aura pas lieu cette année, ce sera la meilleure occasion pour goûter les vins «fribourgeois». A Praz, Gilles Musy, le bras droit de Jean-Daniel Chervet, est fier de son chardonnay, au nez ouvert de fruits exotiques, d’ananas, sur une solide structure. Pour les rouges, le vigneron en est au millésime 2010: «L’acidité joue aussi son rôle et notre assemblage de gamaret, de pinot noir et de syrah, l’Arzille rouge, avec ses beaux tanins, promet une longue garde».
La famille Chervet, qui cultive 15 hectares dans le Vully, a, par contre, renoncé à ses 25 ha dans le Languedoc. Le Domaine de Moulinas a été vendu à un voisin… le tonitruant Jean-Claude Mas, créateur des assemblages «Arrogant Frog». Et qui proclame: «La personne la plus importante dans le vin c’est celui qui le boit, et cette personne-là, elle évolue dans ses habitudes, donc il faut savoir la séduire.» Les producteurs suisses feraient bien de l’écouter: ils ont vu la consommation de vin baisser de 2,3% en 2011. Et comme les vendanges ont été abondantes, les caves sont pleines.