Deux manières d’être pleins aux AS
d’être pleins aux AS
Quel amateur de vin n'a pas rêvé d'en faire, du vin? Certains ont mis leur passion sous verre. Deux exemples diamétralement opposés : en Nouvelle-Zélande et dans les Côtes-du-Rhône.
Par Pierre Thomas
L'autre jour était de passage à Lausanne un avocat d’affaires quinquagénaire d’Auckland, capitale de la Nouvelle-Zélande. L’intérêt viscéral de James Vuletic pour le vin plonge ses racines jusque dans le terroir qui a vu naître ses ancêtres, la Dalmatie. Loin de la Méditerranée, sur l’océan Pacifique, à Matakana, il a planté un petit vignoble de 2 hectares, au début des années nonante (70% de merlot, 20 de cabernet franc, 10 de malbec). James Vuletic veut faire de Providence un des futurs grands vins du Nouveau- Monde et du monde tout court, à la mode des crus les plus confidentiels de Pomerol. Avec sa robe noire brillante, son nez boisé, des tanins fins, des nuances de menthol et de caramel, sa chaude densité, le 94 est assurément un bon vin… Parce qu’il est rare – 7500 bouteilles l’an, 40 caisses pour la Suisse – il est donc cher: près de 100 francs suisses*. Il y a, paraît-il, un public pour ce genre d’extravagant défi à la raison pure.
Le vin des copains
Aux antipodes philosophiques et géographiques, voici une bande de copains, amoureux d’un coin de terre en Provence. Début des années nonante, ils ont l’opportunité d’acheter 4 hectares de vignes à la limite des Côtes-du-Rhône, tout près de Pont-Saint-Esprit. Les ceps ont plus d’un quart de siècle. Grenache, carignan, cinsault puis syrah en rouge, ugni, puis viognier en blanc, produits à un rendement dûment contrôlé par ces non-professionnels de la table et de la vendange, d’agréables vins, vendus uniquement » en réseau « . Disons-le d’emblée: je fais partie de ce cercle et vous n’êtes pas obligé de lire la suite si vous craignez la corruption active par le texte…
L’étiquette du Vin des As paraîtrait un rien présomptueuse si cette abréviation ne résumait pas la raison sociale des Amis de la syrah et autres cépages rhodaniens. Quand on connaît les vraies conditions qui président à la naissance d’un vin, c’est toujours un petit miracle de goûter au dernier rejeton, le 96, mis en bouteille cet automne: robe violacée, trahissant la syrah, nez très expressif, prolongé par une dominante animale et poivrée. Grâce à l’égrappage complet, les tanins passent au second plan, mais une bonne aridité assure un potentiel non négligeable. Ce vin-là, à ce prix (7 fr 50 la bouteille)**, n’a pas l’ambition de renverser les montagnes: il se partage à la bonne franquette.
Séché au mistral
Et c’est en en buvant dans sa version rosée, sous les ombrages du Mas Rognon, que l’idée a germé de laisser mûrir, en automne 96, les quelques rangs d’ugni blanc, cépage peu aromatique, marqué par son acidité. Un malin a proposé d’en faire du vin passerillé, récolté en cagettes, un autre, de le laisser passer Noël sur souches, un troisième, de l’arrondir en barriques. Les petits Suisses ont convoqué la presse locale pour des vendanges tardives, après neige et gel, dans le mistral glaçant du 12 janvier dernier… Le maître de chai commis à la mise en valeur du produit, Pierre Rique, par ailleurs excellent vigneron (son côtes-du-rhône générique, Domaine de Roquebrune, à Saint-Alexandre, a obtenu deux étoiles au Guide Hachette 98) n’en revenait pas. Le résultat de ces vendanges tardives est là aujourd’hui, surprenant par sa triple déclinaison aromatique. Les AS ne défient aucune appellation: ils se sont simplement piqués au jeu, En sachant aussi, comme chaque année, que lorsque le vin est tiré, eh bien, il faut le boire et le faire boire…
* Providence 94, Barossa, Scherzingen (TG), tél. (071) 686 8844.
** Vins des AS, Jacques Carrard, rue du Village, Poliez-Pittet, tél. (021) 881 26 83.
Texte paru dans 24 heures, 5 décembre 1997