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Posted on 10 mai 2006 in Vins français

Champagne — Lettre d’un vigneron suisse à un Champenois

Champagne — Lettre d’un vigneron suisse à un Champenois

A l'occasion de la création par Moët et Chandon
d'un champagne rare et unique, «Esprit du Siècle»
Lettre d'un vigneron romand
à un ami champenois

Cher Dominique (Foulon),

Mercredi, tu m'as fait l'honneur de m'inviter à goûter un élixir hors norme dans ton fief d'Epernay. Toi l'oenologue, tu m'as confié que, en vingt-deux ans de carrière, tu n'avais pas vu dans ta cave plus de deux fois Bernard Arnaud. Le PDG de LVMH (Louis Vuitton-Moët-Hennessy) se contente de savoir que les 900 hectares de vignes de «sa» maison et les 38 millions de bouteilles que le groupe Moët-Mercier-Ruinart produit chaque année, sont en de bonnes mains.

Moi, je suis mon propre patron sur mes trois hectares. Et j'envie tes vignerons qui savent, avant même la vendange, que ta maison achètera leur kilo de raisin à plus de 6 francs suisses, tandis que mes voisins qui livrent à Provins ne sont pas encore sûrs de toucher 3 francs par kilo l'an prochain pour la récolte de cette année. Heureusement, chez toi, le rendement (de l'ordre de 1,3 kg au mètre carré) est aussi important que chez nous: un record en Europe.

Je m'émerveille chaque jour de voir comment ton vin incarne la haute tradition française. Nous aussi, nous pensons qu'il n'y a pas de chasselas meilleur que le nôtre. Hélas, même s'il est planté depuis aussi longtemps que vos chardonnay, pinot noir et pinot meunier, nous n'avons jamais réussi à en faire boire au monde entier… Pourtant, sur la mappemonde, vous êtes encore plus au nord que nous. Et vous n'avez pas besoin de faire mûrir votre raisin au-delà de l'équivalent de 10° d'alcool. Vous avez, aussi, trouvé une habile parade à la chaptalisation: vous utilisez du sucre pour que votre vin tranquille refermente et fasse sa mousse. Et quand vous le mettez en bouteille, vous ajoutez la «liqueur d'expédition», donc du sucre. Chez nous, l'expédition se limite à coller un timbre sur l'emballage…

L'autre jour, tu m'as fait déguster ton «Esprit du siècle». Une moitié de vin tranquille de 95, mélangé à dix millésimes jalonnant ces cent dernières années. Vous avez rassemblé tous ces vins dans une seule cuve et les avez fait refermenter. La surprise, c'est la finesse de ce nectar, qui n'a pas vieilli pas le moindre cheveu gris, comme on dit chez nous. Moi, j'ai bien essayé d'aller chercher quelques vieilles bouteilles que le père avait laissées à la cave. Le vin de mon année de naissance (tout juste trente ans d'âge!) était oxydé. J'aurais eu beau le mélanger au plus prometteur des 2000, ça n'aurait rien donné. Alors, le vendre 32000 francs le magnum aux enchères, même à Genève pour le Musée de la Croix-Rouge, tu n'y penses pas!

Après cette dégustation mémorable, dans ta cave aussi solennelle que des catacombes, je t'invite sobrement à venir partager trois décis de fendant sous ma tonnelle. Quand tu prendras ta retraite l'an prochain, tu auras le temps… Avec mes meilleurs messages.

Pcc Pierre Thomas

Paru dans dimanche.ch, en octobre 2000.