Un propriétaire genevois dans le Priorat
Un avocat de Genève vient de vendanger les premiers raisins de son domaine du Priorat. La destinée de cette région catalane dédiée aux grands vins s'est aussi forgée en Suisse.
Par Pierre Thomas
L'un a été coiffeur sept ans durant à Winterthour, puis chauffeur de taxi pour se payer ses premières études à Genève. L'autre est le petit-fils d'un égyptologue belge connu, avocat à Genève. Le premier, Josep Lluiz Pérez, par sa volonté tenace, est devenu l'œnologue à la base du renouveau d'une région-viticole phare de l'Espagne. Le second, Yves Pirenne, par le hasard, se retrouve propriétaire d'une vingtaine d'hectares dans cette même région, appelée à produire quelques uns parmi les plus grands rouges de la planète. Deux destins qui symbolisent le nouveau monde du vin, où rien n'est impossible…
La perle du Priorat
A 52 ans, Yves Pirenne est tout étonné de se retrouver maître d'un domaine de 100 hectares à 8 km d'un des villages-clés du Priorat, Grattalops, à 120 km au sud-ouest de Barcelone. Dans la partie basse (250 m. d'altitude) des collines balayées par les vents marins, le Mas del Frares était un hôtel perdu dans les oliviers. Mais sa cave, aux vieux fûts poussiéreux, témoigne de l'existence de vignes depuis des siècles. Depuis qu'au début du 13ème siècle, des moines de Voiron, près de Grenoble, fondèrent la première chartreuse catalane, Scala Dei, maison mère de tous les couvents de la Péninsule ibérique. Ils nommèrent ce domaine, idéalement situé, «La perla del Priorat».
Au moment où l'AOC Catalogne est en discussion, nombre de propriétaires, qui ont pris conscience de la richesse de ce patrimoine viticole tiennent à protéger le noyau dur de la région. Le Priorat représente1890 ha de vignobles autorisés, dont la moitié sont en production aujourd'hui. Les plus grands noms du monde du vin s'y sont intéressés: Torrès, Freixenet, et même Mondavi. «La partie est fermée, tout est acheté», explique Yves Pirenne.
Les conseils d'un pionnier
«Quand je me suis retrouvé avec le Mas del Frares sur les bras, j'ai essayé de le vendre. Personne n'en voulait. Maintenant que j'ai replanté des vignes, on m'en offre trois fois plus que j'en voulais alors. Mais je ne vends plus. Cette aventure m'enthousiasme comme une nouvelle vie: j'ai l'eau, le soleil et la qualité de la terre. Je fais ça pour mon fils de 18 ans, qui s'intéresse déjà à l'œnologie».
Car le domaine est en devenir: certes, à fin septembre, l'avocat genevois a rentré sa première vendange, 12'000 litres, dont un tiers d'un cabernet-sauvignon «exceptionnel», à côté du grenache, cépage traditionnel de la région. C'est René Barbier, un des rénovateurs du Priorat, au Clos Mogador, qui surveille viticulture et vinification, dans des installations achetées d'occasion pour cette première vendange. De 10 ha de cabernet, grenache et syrah, replantés progressivement, le domaine va doubler dès la plantation, cet hiver de 33'000 ceps de grenache. «Mon domaine sera alors bien plus vaste que le Clos Mogador», se réjouit Yves Pirenne. Premier vin en 2001, quand il aura séjourné 18 mois en barriques neuves…
Les exemples à suivre
Que sera ce vin? Nez de pâte d'amande, de noix de coco; arômes de raisins mûrs, magnifique volume bien balancé entre la douceur et l'amertume, avec des tanins fins et une belle longueur en bouche: voilà les impressions de la dégustation du Cims de Porrera 96 Classic. Premier millésime d'une autre aventure…
On retrouve Josep Luis Pérez, devenu professeur à l'Université de Tarragone, conseiller œnologique du Clos Mogador et propriétaire du Clos Martinet, dans la réhabilitation du vignoble de tout un village déserté, Porrera, au sommet des collines, sur les contreforts de la Sierra de Montsant. Dans de petits amphithéâtres lovés au fond des vallées, de vieux vignerons ont accepté de retravailler la vigne. D'autres ont été replantées, en carignan, grenache et cabernet. Pérez mène plus loin l'expérience reprise dès 1986 aux clos Mogador, de l'Obac et Martinet. Poète de la culture catalane, Lluis Llach, participe à ce «chant de la terre» qui fait vibrer les verres.
De Barcelone à New York, ces vins sont déjà devenus des objets de culte. «Vinum», qui vient de goûter les 96, les place, au sommet: quatre étoiles pour le Clos Erasmus, le Clos Martinet, le Cims de la Porrera, le Finca Dofi, le Gran Clos Tinto, l'Ermita d'Alvaro Palacios. Et même cinq étoiles, le maximum possible, pour le Clos Mogador, à la finale puissante et épicée. Voilà, pour le futur Clos dels Frares, des exemples à suivre.
Article paru dans 24 heures, Lausanne, en automne 1999