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Posted on 9 janvier 2005 in Gastro

Didier de Courten descend à Sierre

Didier de Courten descend à Sierre

Didier de Courten
où l'aventure d’imaginer son restaurant

Trois toques et 18 points au Guide Gault Millau, deux étoiles au Michelin. A 35 ans, Didier de Courten est le cuisinier le plus titré du Valais, réunissant les faveurs des deux guides suisses les plus prestigieux. Arrivé au terme de dix ans de bail à Corin-sur-Sierre, le jeune chef se lance un nouveau défi: ouvrir «son» hôtel en pleine ville de Sierre, l’été 2005 (lire la critique). Il nous a expliqué ses plans.
Par Pierre Thomas
S’il en est là, le jeune chef le doit à un «concours de circonstances», ce genre de loterie où l’on gagne à coup sûr. D’une part, Didier de Courten était prêt à quitter son établissement. D’autre part, la ville de Sierre, après avoir «sauvegardé» le patrimoine hôtelier local en rachetant l’hôtel Terminus, cherchait une solution pour sa mise en valeur. Le joint, ce sont les frères Rouvinez, vignerons de la Colline de Géronde, propriétaires d’Orsat à Martigny, et, partiellement, d’Imesch à Sierre, qui l’ont fait. Ils ont racheté l’hôtel (1,25 million de francs) et financeront les transformations (4 millions de francs). Didier de Courten bénéficiera d’un bail de vingt ans, calculé sur les investissements réels, qu’il peut lui-même contrôler.
Retour aux sources
En chantier depuis fin septembre, le bâtiment, qui date de l’époque (vers 1870) où la ligne du Simplon s’arrêtait à Sierre, devrait ouvrir à nouveau en été prochain. Soulagement pour de Courten : «Je ne me voyais pas déraciné d’où je suis né». Et retour sur ses premiers pas de cuistot. Car c’est au Terminus, aux côtés d’André Oggier, qu’il a accompli son apprentissage de cuisinier, avant de partir un an et demi chez Bernard Ravet, puis quatre ans chez Gérard Rabaey. A 25 ans pile poil, il se lançait à l’assaut de La Côte. «J’étais un peu jeune. Mais j’ai eu du culot, de la chance et du succès», reconnaît-il.
L’aventure, aujourd’hui, est formidable. Tous les chefs rêvent d’un restaurant conçu sur mesure. Bien sûr, il a fallu tenir compte des contraintes extérieures (l’enveloppe de l’hôtel actuel sera conservée), mais Didier de Courten a pu tout imaginer. Se poser toutes les questions et y répondre. Pas seul. «Notre architecte, Eric Papon, a un style contemporain bien affirmé, qui plaît aux Rouvinez. Dans le dialogue que nous avons eu, il a appréhendé les limites que nous nous sommes données. Mais c’est à lui de nous montrer les extrêmes», commente le chef de cuisine devenu par la force des choses chef de chantier. «Je ne m’étais jamais imaginé cela: être sollicité par tous les corps de métier, qui vous proposent des solutions toutes plus mirobolantes que celle du concurrent.» Il a donc fallu faire des choix, de la ventilation de la cuisine au mobilier des chambres, en passant par les chaises de la terrasse, aller voir ici ou là ce qui pourrait plaire.
Donner du plaisir
Didier de Courten se réjouit de disposer l’été prochain d’un «outil» à géométrie variable. «J’arrive à un âge où je me dis que je me suis enfermé dix ans dans ma cuisine. J’aspire à plus de contact avec la clientèle.» La nouvelle géographie des lieux, avec deux entrées balisées par des dioptres dans le dallage, côté ville (à deux minutes de la gare !) et parking (juste derrière l’hôtel), donnera des aises que La Côte ne permettait pas.
Malgré la taille de l’établissement, Didier de Courten ne se démultipliera pas : «Quand je ne serai pas là, il n’y aura pas de restauration». Entendez que cette «grande table de Suisse» restera fermée le dimanche et le lundi. Le chef n’a pas l’intention non plus de suréquiper sa cuisine: «C’est le travail des gens qui fait la différence, pas le matériel. Rien ne remplacera la qualité humaine» (lire l’encadré). Et l’outil, tout neuf qu’il soit, ne changera pas l’homme : «Je me suis identifié par rapport à des chefs comme Bocuse ou Girardet, qui privilégient le produit. Ma personnalité de cuisinier, je l’ai. Je n’ai pas envie d’être toujours à la pointe avec un nouveau truc extravagant. Le plus dur, c’est de garder sa ligne. Pour que les gens reviennent quatre ou cinq fois par an, avec le plaisir de passer un bon moment à table et non pour tomber de leur chaise.»

Eclairages
1) Le choix du piano

Steinway ou Yamaha? Un pianiste virtuose a ses préférences. Au centre d’une cuisine trône aussi un «piano», dont Molteni est la Rolls. Le jour d’été où nous l’avons rencontré, Didier de Courten n’avait pas encore choisi le cuisiniste à qui il allait donner le mandat d’équiper le «cœur de la maison». Le chef devait encore éplucher plus d’une demi-douzaines d’offres. «C’est le plus facile: c’est ce que je connais et que je pratique tous les jours.» Mais un piano, ça peut aller de 100'000 à 500'000 francs… «On a fait un gâteau, dit-il sans parler pâtisserie, et l’on sait exactement quelle tranche on peut investir dans chaque secteur.»
Hormis le budget, il faut aussi tenir compte des impératifs techniques: pour cuisiner, gaz, comme il en a l’habitude, électricité via vitrocéram ou via induction ? Ce dernier moyen est à la mode. Mais il demande à être apprivoisé: c’est sur un piano à induction que travaillent les chefs de Gastronomia, dont Didier de Courten fait partie. Précisément, Gastronomia peut-il être l’endroit où faire son choix? «Honnêtement, non. Pour deux raisons. D’abord, j’aurai déjà dû opter pour l’une ou l’autre solution. Ensuite, je préfère consulter mes amis du métier, comme Georges Wenger, qui a entièrement refait sa cuisine il y a moins de deux ans. Mais un salon comme Gastronomia peut faire découvrir quelque chose de totalement nouveau, auquel aucun d’entre nous n’a pensé.»

2) L’illusion du matériel
«Ce qui me frappe, lorsqu’on me présente un nouvel appareil, c’est qu’il est conçu pour faciliter le travail. Comme si on n’avait plus affaire à des gens qui savent travailler… Il faut rationaliser d’abord, avec des arguments du genre: vous partez et vous revenez, c’est cuit ! Mais moi, je passe toute ma vie dans ma cuisine», s’emporte Didier de Courten. «Parmi les nouveautés, je vais me limiter à une étuve à volaille, qui permet de cuire cette viande avec une grande précision. On m’a présenté un autre système, appliqué au gibier notamment, qui détruit les fibres. Le client est content, la cuisson est magnifique, la viande tendre, mais les fibres sont bousillées. Je ne suis pas d’accord. Pas plus qu’avec la régénération, qui permet une première cuisson, puis une congélation de blocage avant un réchauffement ultérieur: le client n’y voit que du feu! C’est comme ces engins qui font des mousses géniales, mais cela présuppose que l’ingrédient de base soit congelé. Ou encore le refroidissement à l’azote… J’ai de la peine avec ce raisonnement moderniste qui veut qu’on aille, d’une part, à la pêche au poisson le plus frais possible, puis, d’autre part, qu’on le congèle et le passe dans une machine. Ce sont des modes de faire plus techniques que spirituels. Pour moi, la création n’existe pas par le matériel. Je suis contre des trucs minute dans des ustensiles hypermodernes.»

3) Un toit qui retient
Plus grande, la nouvelle maison de Didier de Courten sera-t-elle plus facile à exploiter? Aujourd’hui, pour faire tourner son restaurant gastronomique à La Côte, une vingtaine de personnes sont nécessaires, pour un maximum de 50 couverts. «En-dessous d’un taux d’occupation de 60%, c’est difficile économiquement.» A Sierre, trente-cinq personnes feront fonctionner la maison. Mais elle ne se limitera pas à un restaurant gastronomique de 50 places, en deux salles, extensibles, si nécessaire à 80 couverts dans une troisième salle destinée à des séminaires. Le décor devrait être résolument contemporain; la première salle gardera des réminiscences des lieux, comme les boiseries teintes et des arcades. Un salon, un fumoir et une terrasse réservée à l’apéritif complèteront cet équipement haut de gamme. Au rez de l’hôtel, le café-restaurant sera divisé en une brasserie de 25 à 35 couverts et un bar à vins «très convivial», avec une centaine de crus à disposition. Pourquoi si peu de couverts en brasserie, baptisée «L'atelier» (qui desservira également une belle terrasse sous les platanes, en plein centre-ville) ? «J’aimerais que les gens n’hésitent pas à venir à midi goûter une cuisine fine, créative, mais pas de haute gastronomie. On se rapproche de la clientèle de la ville et c’est à nous d’évoluer pour la satisfaire.» L’hôtel comptera une vingtaine de chambres, sur quatre étages. Les deux derniers seront réservés à des suites luxueuses, mais l’hôtel (40 lits) prétend au standard d’un quatre étoiles. Le service, notamment avec des petits déjeuners personnalisés, sera de haut niveau. «Nous devons tabler sur une image du Valais qui réhabilite les villes de plaine, d’où l’on peut rayonner vers les vallées, et sur la clientèle de golf, bien servie par les infrastructures dans la région de Sierre-Montana.» Bref, tout est mis en œuvre pour retenir l’hôte à la maison le plus longtemps…

Article paru dans le programme officiel de Gastronomia, à Lausanne, en novembre 2004