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Posted on 30 décembre 2006 in Gastro

Irma Dütsch, l’interview du «cuisinier de l’année» 1994

Irma Dütsch, l’interview du «cuisinier de l’année» 1994

Paru dans L'Illustré du 22 septembre 1993
Irma Dütsch, comment
une femme devient
«cuisinier de l'année»?

Le «cuisinier de I'année 1994 est une femme, Irma Dutsch-Grandjean, de Saas Fee. C'est ce qu'annoncera le Guide GaultMillau Suisse dans son édition à paraître à mi-octobre. Rencontre avec une pro qui ne mâche pas ses mots.
Par Pierre Thomas
Au bout d'un chemin sous les mélèzes, à vingt minutes à pied du centre du village de Saas Fee, comme à l'écart du monde, Le Fletschhorn ne ressemble à aucun autre hôtel-restaurant. C'est le paradis sans cesse reconstruit – quinze chambres grand luxe depuis an an – des Dütsch.
Aux commandes de «sa» brigade depuis près de vingt ans, Irma Dütsch-Grandjean, une Gruérienne d'origine. Elle a travaillé au Canada et aux Etats-Unis et connaît à merveille poissons et crustacés, comme ce homard qu'elle apprête tout simplement au four. Elle suit les saisons et sert jusqu'à fin octobre le plus tendre des chevreuils, frais non mariné, avec une sauce aux airelles de Saas Fee. Elle a su alléger ses plats, ces dernières années, comme ce parfait de faisan aux truffes pour lequel elle utilise de la crème aigre. Et à l'image des Japonais, elle a mis l'accent sur la présentation. Aux menus, les plats se succèdent avec une rare harmonie, en portions de dégustation. Bref, une cuisine à la fois forte et franche, à l'image de son inspiratrice.
Irma Dütsch, avez été surprise par cette promotion?
Irma Dütsch — Non, pas du tout. Quand ça s'est confirmé il y a dix jours, bien sûr, j'étais contente. Mais Silvio Rizzi (réd: le journaliste responsable de l'édition suisse de GaultMillau) m'a dit que ce serait mon tour, au printemps déjà. Les titres, il faut les relativiser. Il y a tout juste dix ans, GaultMillau m'avait déjà désignée «meilleure cuisinière de Suisse».
Cuisinier ou cuisinière? Vous dites volontiers «je cuisine comme un homme». Pourquoi?
Parce que, longtemps, les chefs à la Bocuse mésestimaient les femmes en cuisine. II y avait bien les «mères de Lyon». Souvent toutes seules dans leur «bouchon», elles faisaient de la popote. On ne leur reconnaissait aucune technique. Chez nous, en Suisse, les femmes étaient tout justes bonnes à cuisiner pour les hôpitaux et les asiles. Bref, à exercer un sous-métier.
Vous, vous avez un parcours de vrai chef de cuisine..

Oui. Il y a trente ans, j'ai dû me battre pour faire lapprentissage. On ne voulait pas de moi en Gruyère, où je suis née. J'ai dû partir à Rheinfelden. Là-bas, j'ai appris mon métier, dès l'âge de 13 ans. Parce que la cuisine, ça n'est pas seulement inventer des recettes. Si c'était ça seulement, ce serait trop facile. C'est un savoir. Quand on acquiert les bases, il n'y a plus de question de sexe.
Pendant que nous dîscutons, on me sert un menu-dégustation… et vous êtes en face de moi à répondre à mes questions. Irma Dütsch n'est donc pas toute seule derrière son fourneau?

Mais qui peut se le permettre? J'ai un jeune chef, Markus Neff, qui est là depuis dix ans, et quatre cuisiniers. Durant la saison, l'été et l'hiver, je ne peux pas partir un seul jour: c'est moi que les gens veulent voir. Pourtant, je ne me prends pas pour une star.
N'y a-t-il pas place pour l'improvisation, en cuisine?

Non, non! Je vois bien ce jeunes qui arrivent chez moi après deux ou trois ans de métier. Il suffit de les mettre dans l'équipe pour déceler leurs lacunes. Au moment du coup de feu, une cuisine, ça ressemble à un match de football: chacurn doit tenir sa place. Et puis, c'est un ensemble. II n'y a pas que les plats, mais le cadre, le service et les vins.
Qui s'en occupe au Fletschhorn?
C'est mon homme, Hansjörg On lui a du reste décerné la «Coupe de l'accueil» qui échoit généralement aux… épouse des grands chefs. Il est cuisinier de métier et diplômé de l'Ecole hôtelière de Lausanne. Je me serais mariée avec un coiffeur ou un dentiste, je ne serais pas là où je suis maintenant, dans notre belle maison.
Vous avez toujours voulu être en cuisine?

Depuis l'âge de 5 ans: je plongeais des spaghetti dans une casserole et je m'étonnais de voir, une heure après, un masse compacte. Très tôt, j 'ai désiré être une toute bonne et avoir mon restaurant. J'ai toujours su ce que je voulais: ça m'a permis de gagner du temps.
En trente ans de carrière, qu'est-ce qui a changé?

D'abord, les temps de cuisson: on cuit moins longtemps et c'est mieux. Ensuite, on ne lie plus les sauces à la farine. Et puis, il y a les produits: le monde s'est rétréci. L'avantage, c'est que même à Saas Fee, grâce à la confiance établie avec les fournisseurs en dix-huit ans, on a les produits dans le même état de fraîcheur qu'en ville. L'inconvénient, c'est que tous les cuisiniers ont la même chose à la carte. Il y a aussi la manière de présenter les mets. On a acquis le sens du détail. Mais le palais reste le grand juge.
Vous ne dédaignez ni le homard. ni le foie gras, ni la truffe. Est-ce bien raisonnable, en temps de récession?
La crise a du bon on ne peut plus faire avaler n'importe quoi à n'importe quel prix au client. Les gens continuent de ne pas vouloir retrouver au restaurant ce qu'ils sont capables de faire mieux chez eux. Ils savent maintenant qu'ils paient trop cher au restaurant une viande mal cuite avec des frites congelées. A l'avenir, il n'y aura plus de place pour ces restaurants intermédiaires. On se nourrira, d'une part, et on mangera. d'autre part.
La cuisine, pour vous, c'est un plaisir immédiat?

J'ai toujours en point de mire le piaisir du client. Mon ami Aiain Chapel (un des grands étoilés français, décédé d'un arrêt cardiaque en 1990) me disait: «Veux-tu savoir si tu as réussi un plat? Regarde la tête du client; un sourire l'illumine? Tu as gagné!»
Et une fête aussi?

Oui. Mais une fête différente d'une fois à l'autre. On ne mange pas les mêmes plats à un mariage ou à un enrerremeat.
Ces références au sacré sont-elles dues à vos origines?

Certainement. En Gruyère, on a toujours bien mangé. Chez nous, à la ferme à Estavanens, où j'étais la cadette de six enfants, à table, on était quinze à vingt chaque jour. Les repas rythmaient la journée. On se retrouvait tous au déjeuner, aux dix-heures, à midi, aux quarte-heures et le soir. J'ai toujours vu ma mère régaler ces tablées. On cuisait notre pain, la cuchaule…
Allez-vous faine Bénichon cette année?

Chaque fois que je peux, je vais chez ma soeur, aux Granges, près de La Tour-de- Trêrne. Mais pas cette année: je n'ai pas le temps et je pars quelques jours à Tokyo, fin octobre, avec Swissair et l'Office national suisse du tourisme, pour cuisiner. Il faut respecter la traditîon de la bénichon: si on fait tout soi-même, préparer ces plats — la cuchaule, la moutarde, la soupe aux choux, le jambon, le gigot, les meringues — c'est une vraie fête. J'aime cette cuisine et je servirai à mes confrères cuisiniers, lors de la sortie du Guide GauitMillau, à Zurich, la tarte et la glace au vin cuit.
Votre cuisine est à mi-ch mi de la tradition et de la nouveauté. Comment l'élaborez-vous?

T'as une tête et tu l'emploies pour penser… Moi, je veux aboutir. J'essaie; quand je suis sûre, je le fais. Même à partir d'anciennes recettes, il y a toujours quelque chose à améliorer. On ne crée pas toujours, c'est vrai… Et il y a de bases sur lesquelles je suis intransigeante. Pour moi, il est impossible de réussir un plat de poisson, de volaille ou de viande sans un fond de sauce tiré de la bête-même. Ce serait comme une maison sans fondation.
Etes-vous de ceux qri pensent que la cuisine est un art?

J'aime l'opéra, à Zurich, Genève ou Vienne. Quand on voit ces spectacles, on se dit qu'il ne faut pas tout mélanger. Là, il y a des vedettes. Ce qui nous rapproche des artistes, c'est la pcécision, la discipline nécessaires à notre métier. A table, on remarque que la cuisine est un art seulement quand on mange dans un mauvais restaurant. Là, hélas! on mesure la différence entre l'art et la bouffe.
Propos recueillis au Fletschhorn par Pierre Thomas.


Biographie expresse d'Irma Dütsch

Née le 20 octobre 1944; mariée, deux filles de 25 et 22 ans (en 1993); rêvait, enfant, de devenir cuisinier, «cuistot»; pense que les animaux doivent être dans leur environnement «Je suis née dans une ferme, c'est là qu'ils doivent être!»; aime tout en cuisine, «c'est mon malheur et ma ligne» et aussi «un bon verre de champagne; j'aime les vins qui ont du corps!»; son lieu préféré? «Le Fletschorn, surtout après une tempête de neige», un chantier qu'elle ne voudrait jamais revivre…

Tiré des archives de L'Illustré, Lausanne.