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Posted on 26 mai 2021 in Tendance

La charrue, le peuple et les étoiles

La charrue, le peuple et les étoiles

La viticulture et le vin ne sont pas les principaux secteurs économiques touchés par les deux initiatives, l’une «contre les pesticides de synthèse», l’autre «pour l’eau propre», soumise au vote du peuple suisse le 13 juin 2021. Ici, moins encore que dans l’agriculture en général, les producteurs suisses assurent l’«autosuffisance», estimée à 50% pour les produits agricoles, alors que les vins suisses peinent à dépasser les 30% de parts de marché.

Par conservatisme, par fidélité à leur manière actuelle de faire, fût-elle évolutive, par conviction personnelle ou par solidarité avec le milieu auquel ils appartiennent, nombre de vignerons affichent leur double non à des initiatives populaires jugées «extrêmes» ou «extrémistes». Ou refusent d’entrer le débat, certains se satisfaisant volontiers d’être en avance sur les autres, puisque le non les avantagera aux yeux d’une clientèle toujours plus convaincue par le bio… Une forme insidieuse d’hypocrisie calculée, soulignent plusieurs vignerons osant plaider pour le «oui» sur les réseaux sociaux.

On trouve, à l’inverse, deux vignerons réputés dans les comités de lancement des deux initiatives, tous deux «champions suisses du vin bio» : le Neuchâtelois Jean-Denis Perrochet (contre les pesticides) et le Thurgovien Roland Lenz (pour l’eau propre).

Aujourd’hui, même si c’est encore faible, et un peu plus que dans d’autres secteurs de l’agriculture, la Suisse produit des vins bio en constante augmentation. Même dans des terrains jugés défavorables par la majorité des vignerons, dans les vignes en forte pente non mécanisables de Lavaux et du Valais, il existe de plus en plus de viticulteurs qui choisissent de renoncer aux herbicides et autres pesticides, comme le montre Marie-Thérèse Chappaz. Le 12 juin, veille du verdict populaire, neuf vignerons de Lavaux vins bio feront déguster leurs crus. Des dix membres vaudois de la Mémoire des vins suisses (www.mdvs.ch), cinq sont déjà en bio sur l’entier de leur exploitation, deux en partiel et le groupe Schenk a annoncé vouloir convertir ses domaines en bio d’ici 10 ans. Le «consom-acteur» a déjà un large choix… Dans un chapitre du remarquable ouvrage collectif «Vigne et nature en Valais» (éd. Infolio), l’enseignant en agronomie à Changins devenu vigneron à Leytron, Christian Blaser, affirme sous le sous-titre : «Le passage au bio, une opportunité pour la viticulture (…) L’agriculture biologique constitue une opportunité spectaculaire en vue de mettre en valeur les potentialités du monde vivant dans les pratiques agricoles. (…) En rapport à d’autres régions viticoles, le Valais, par son climat sec et ses courants de vallée présente des conditions particulièrement favorables à la conduite d’un vignoble en culture biologique. N’est-ce pas une opportunité à saisir?»

Précisément, ces deux initiatives encouragent à voir plus loin. Non, lundi 14 juin au matin, les consommateurs ne trouveront pas des étalages de supermarché vidés de tout produit, suisse ou importés, ne correspondant pas aux textes approuvés la veille par le peuple et les cantons. L’agriculture aura dix ans, respectivement huit ans, pour «se retourner»… Elle ne prétend pas aller droit dans le mur, mais affirme s’acheminer — à son rythme ! — vers une production plus respectueuse de la Nature et de la santé des consommateurs. Pourtant, il faut souvent des impulsions nettes pour que les choses se fassent vraiment… A la veille de l’acceptation de l’initiative dite des Alpes (par 52% des voix exprimées), proposée comme les textes du 13 juin sans contre-projet, on brandissait aussi l’impossibilité de l’appliquer… Depuis ce dimanche de 1994 (il y a 27 ans !), la pression se maintient — on se prononcera bientôt sur une initiative périphérique dite «pour les glaciers». Et «l’initiative des Alpes» n’a pas empêché la construction d’un deuxième tube routier au Gothard (les travaux viennent d’être débloqués par Berne), suite à un vote populaire spécifique sur cet objet, favorable en 2016. On le voit, malgré l’adoption par le peuple de textes réputés «extrêmes», les choses évoluent, et si possible dans le «bon sens» voulu par le peuple… qui a parfois l’occasion de se contredire!

Le philosophe et poète Emerson (1803 – 1882) affirmait : «Les grands hommes, les génies, les saints, n’ont fait de grandes choses que parce qu’ils étaient inspirés par un grand idéal. On a besoin d’accrocher sa charrue aux étoiles.» Le débat d’aujourd’hui montre plutôt qu’on préfère rester englués dans la boue de ce printemps pluvieux…

Dans un petit livre paru récemment, le philosophe et observateur du siècle Edgar Morin (qui fêtera ses 100 ans le 8 juillet!) et l’écopaysan Pierre Rabhi, complètent leurs propos sous le titre «Frères d’âme» (éd. L’Aube). «On ne peut repenser et revitaliser la démocratie que si on lui associe une «pensée», écrit le premier, qui ajoute : «Il faudrait relancer un New Deal, plus précisément un Green Deal dans le cadre duquel l’Etat providence exercerait son rôle d’investisseur fécond.» Rappelons qu’en Suisse, cet Etat dit providence supervise les moindres gestes de l’agriculture, largement subventionnée. Pour Pierre Rabhi, «nous produisons une nourriture et élevons des animaux selon des méthodes irresponsables et toxiques qui développent des pathologies mortifères chez les consommateurs. La prolifération d’engrais chimiques, de pesticides, d’antibiotiques, au nom d’exigences de rentabilité et d’intensification de la production, détruit le sol, détruit le bien-être animal, détruit la santé publique.» Et Edgar Morin d’ajouter: il s’agit à l’avenir de «réinitialiser notre rapport aux autres espèces vivantes, animales comme végétales.» Paroles d’intellectuels, bien sûr, entre Paris et le Larzac. Reprise ici par quelqu’un qui lit, certes, mais mange et boit!

Il faut bien commencer par un bout, en tablant sur le fait qu’en dix ans, le monde de la recherche agronomique fédérale aura, lui aussi, avec des moyens accrus et ciblés, su «accrocher sa charrue aux étoiles», même s’il ne croit ni aux théories ésotériques de la «biodynamie» selon Rudolf Steiner (1861-1925), ni au «grand soir». 

Que la Suisse passe pour la démocratie la plus «verte» d’Europe à l’aube des années 2030 ne paraît pas une vision d’Apocalypse!

Pierre Thomas

©thomasvino.ch